Je suis pasteur à Clamart, Issy-les-Moulineaux, Meudon-la-Forêt depuis un peu moins de deux ans. J’en suis à ma troisième vie professionnelle. La première, enseignement de la philosophie, la deuxième, journaliste - et là je me sens un peu arroseur arrosé, car j’ai appris ce matin même que j’allais être enregistré - et tout dernièrement, pasteur. Donc trois vies. Deux pays : l’Italie - ça se sent et ça se voit peut-être - et maintenant la France. Et trois Eglises. Cela commence à faire beaucoup ! Eglise catholique apostolique romaine, même si j’étais un catholique turinois, habitant Turin. Ensuite, Eglise Evangélique Vaudoise, très proche de notre Eglise Réformée de France. Donc, d’une certaine façon, c’est la même Eglise, la deuxième et la troisième. Je suis très touché par cette invitation. Moi, le petit bleu qui vient de commencer, témoigner déjà. Mais aussi très content, parce que je me suis persuadé en route que le Dieu qui est en mouvement, il tient à son repos. Mais autant le pasteur voit le mouvement, la dynamique, les occupations nombreuses et variées, autant le repos passe volontiers à la trappe et demeure un peu mystérieux. Je crois que nous prêchons régulièrement : « Venez à moi vous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. » Je prétends que ce mot de Jésus s’adresse premièrement, pourquoi pas, aux pasteurs aussi. On ne peut pas prêcher ce que l’on ne vit pas.
Deuxièmement, il y a un autre passage qui me parle beaucoup. On peut le traduire différemment, mais très souvent c’est traduit : « Vous êtes des serviteurs inutiles. » Alors que tout le monde s’attendrait utiles. Dans mon vécu, ce mot s’apparente à une sorte de délivrance. Oui, je me sens délivré du productivisme pastoral. Surtout un pasteur qui commence (et je crois que autour de cette table nous sommes au moins trois en cette situation, n’est-ce pas ?) a tendance à prouver qu’il peut tout faire et qu’il sait tout faire - ce qui entraîne un syndrome de toute-puissance. On se trouve alors homme à tout faire. Il y a quand même une nuance entre la toute-puissance et le fait d’être homme, femme à tout faire… La question qui nous réunit aujourd’hui n’a pas été l’une de mes questions, mais ma question, la grande, la seule. Et dans le mot seul il y a aussi solitude, autour de ces bientôt vingt-quatre mois de pastorat. Là, j’ai dû trouver sur le terrain, comme on le dit, des ressources.
Mais, justement, c’est difficile, car le terrain, c’est plutôt des occupations que des ressources. Je me suis fait aider, d’une façon inopinée par Frédéric Hegel, l’un des pères de la dialectique allemande. De ma vie intérieure de philosophe, il est venu à mon secours. Une phrase de Hegel m’avait toujours interpellé à l’époque du journalisme. Il disait : « De nos jours (ces jours là, de la moitié du dix-neuvième) la lecture des gazettes a remplacé la prière. » C’était tout à fait vrai. Il y a du messianique dans le journalisme, il y a de la prière... J’ai regardé mes journées. Elles commençaient par l’écoute de France-Info, même dans mon époque pastorale, continuaient par l’écoute des messages nombreux laissés sur les messageries nombreuses qui encombrent ma vie de pasteur. Se terminaient par un dernier coup d’œil sur internet, la messagerie fait toujours écran. L’écran fait écran. Ensuite je m’endormais, épuisé et parfois angoissé. Depuis, j’essaie de ne plus laisser aux informations, télévisuelles ou radiophoniques, ou même de messagerie, le droit de me dire quelle sera ma journée. Je ne leur laisse pas non plus le droit d’être le dernier mot dans ma journée. Je place ces moments, notamment la consultation de messages, au milieu de la journée, et j’essaie de faire à l’envers ce chemin, d’après Frédéric Hegel, de remettre la prière au commencement. Pour que cela soit la Parole de Dieu et l’accueil de Dieu qui ouvre la route de ma journée et qui termine aussi ma journée. Car tout est dans le passage. Le pasteur est aussi un homme qui traverse et qui fait traverser. Et c’est dans les passages que nous avons besoin, étant fragiles, de quelque chose de fort.
Aussi Jean Calvin m’a aidé par une petite citation qui dit : « Chacun de nous peut être un écolier domestique du sabbat. » Autrement dit, on est ou non aujourd’hui dans notre sabbat quotidien. Je pense que c’est possible. Pas dans le respect stricte de la Loi juive. Ces moments de ressourcement seraient « se reposer en Dieu », comme dirait l’homme de Genève, cela me parait de plus en plus indispensable. Mais il y a aussi autre chose peut-être. Il y a aussi le fait que j’essaie de mettre des jalons dans ma journée. Emile Zola disait : « Pas un jour sans une ligne. » Moi, j’essaie de dire : « Pas un jour sans un psaume ». Je le lis. « Pas un jour sans la Bible. » Sans l’Ecriture, je vais en parler. Pas un jour sans une ligne, oui, oui, j’écris, j’aime écrire, à la main, pas devant un écran. Et j’ajoute : « Pas un jour sans musique. » Pour moi c’est plutôt de l’écoute. Je joue, mais trop mal, de la contrebasse. Et également, « Pas un jour sans poésie et sans philosophie. » Bien sûr, c’est des bribes, c’est des miettes qui tombent de la table. Nous savons qu’il y a un passage dans l’Evangile qui parle des miettes qui tombent de la table, qui sont plus importantes, à la limite, que le pain qui est sur la table. Quant à la Bible, mon expérience pastorale m’a appris toute mon ignorance. A la Faculté de théologie j’ai appris à lire la Bible. Peut-être à écouter la Bible ; je préférerais cette version, mais pas vraiment à la lire dans le suivi. J’ai essayé, et j’essaie toujours, de faire de la Bible non pas un livre de chevet, car je m’endors plus facilement le soir, mais mon livre de voyage.
Je renonce régulièrement à la voiture pastorale, à la « papamobile pastorale » que mon Eglise m’a accordée, pour me confier au transport public, et j’ai la Bible comme seule lecture de voyage. Je suis d’ailleurs l’un des rares passagers heureux, quand il y a, par exemple, des blocages, des grèves. Moi, je continue avec ma Bible. Oui, j’ai un rendez-vous, mais je ne peux rien faire. Et je voyage et mes trajets deviennent des voyages. Je ne pense pas à arriver ; je pense à voyager. Et je peux vous assurer que du côté du « nourissement » biblique, je dois plus à la R.A.T.P. qu’à la Faculté de théologie de boulevard Arago. Je m’en réjouis beaucoup. Je suis arrivé peut-être presqu’à la fin. J’ajoute que la Bible qui est dans mon sac est mon seul portable. Je reçois régulièrement des messages et très rarement des spams. Très souvent, j’ai remarqué que les autres me regardaient, et très souvent une conversation s’est engagée. A partir de l’Ecriture, car je ne fonce pas dans mon bréviaire. Je regarde quand-même ceux qui sont autour de moi. J’écoute, et c’est un ressourcement pour moi de prendre le métro. C’est même une joie : prendre le train, attendre le bus, ça m’apprend aussi à attendre et à lâcher prise. Dans la Bible, j’aime aussi quelques mots d’hébreux et de grec - chaque jour, c’est mon jogging linguistique.
Le dernier élément, et je termine vraiment sur ça, c’est la poésie, car je crois que la vie pastorale peut manquer cruellement de poésie. Le mot poésie, cela rappelle le mot poème. Poésie, « poiêsis » en grec, signifie également « création ». Autrement dit : la vie pastorale peut manquer d’un côté artistique, d’un côté poétique... J’ai remarqué que mes amis pasteurs lisent peu la poésie, ils lisent peu les romans. Ils ont tendance à faire de la lecture sérieuse, des essais, des commentaires. Alors que très souvent la parole, même la parole littéraire est poétique. Elle nous emporte et nous porte. J’essaye de communier par la poésie. Et je n’hésite pas à relire. J’ai appris les bienfaits de la relecture. Je ne lis pas pour m’acquitter dans le livre. Quand je ne lis pas pour m’acquitter dans mon livre, je peux le reprendre, l’ouvrir à la fin, l’ouvrir au commencement, l’ouvrir au milieu, et laisser la liberté de ne pas l’ouvrir pour le ré-ouvrir avec plus de goût quelques jours après et de cette façon, pour l’instant, je survis et même, je vis. Merci.