Etienne Pfender est Trésorier-adjoint de l’ERF Bois-Colombes
Peut-être vous attendez-vous à ce qu'un trésorier vous entretienne de chiffres, de performances, de courbes de croissance, de ratios, de tendances, de projections mensuelles et autres jongleries financières. Peut-être vous attendez-vous à ce qu'un trésorier de paroisse vous fasse part des difficultés à joindre les deux bouts et discoure de la méthode d'y parvenir. Peut-être enfin espérez-vous glaner quelques beaux tableaux comparatifs et autres indicateurs bien colorés, empilement d'histogrammes savants qui ébaudissent les assemblées générales avant de les étourdir.
Si c'est le cas, je crains votre déception. En effet, je me range à l'avis de Descartes pour qui "en réalité, il n'est rien de plus vain que de s'occuper de nombres nus et de figures imaginaires en sorte de paraître vouloir s'arrêter à la connaissance de telles niaiseries."
Mais alors, de quoi un trésorier peut-il bien s'occuper, puisque les nombres nus, à qui l'on fait dire ce qu'on veut, c'est-à-dire le plus souvent n'importe quoi, nous embarrassent l'esprit ? Que faire de ces chiffres que l'on tente de fuir, mais qui savent toujours nous retrouver, comment se dépêtrer de ces additions, et surtout de ces soustractions, somme toute abstraites, qui nous polarisent ? Où nous conduisent-ils, par le bout du nez et la chaîne au cou ? Sont-ils immuablement des boulets de bagnards, ou parviendrons-nous à les transformer en dirigeables, vous savez, ces sortes d'énormes montgolfières qui s'allègent davantage à mesure qu'on les remplit et qui deviennent des plumes géantes ?
Les chiffres d'un trésorier d'église étant communément compris comme étant la représentation des dons effectués, commençons par nous intéresser à l'histoire du don.
L'étude anthropologique du don de Marcel Mauss, qui fait autorité en la matière, tourne délibérément le dos à une quelconque notion de charité ou de désintéressement. La sociologie du don archaïque s'inscrit dans une logique de rapports sociaux bien codés, s'organisant autour de cette curieuse trinité : donner, recevoir et rendre. Cette approche est assez choquante au premier abord. Comment ? Donner ne serait pas gratuit ? Tout ne serait donc qu'échange, partage forcément réciproque, permutation des possessions, troc des compétences ? Scandale dans les chaumières et sous les clochers ! Mais poursuivons la provocation : dans l'Eglise, est-ce que finalement, je ne paye pas un service comme un autre ? Une bonne prédication, une visite pastorale, une école biblique bien organisée, mon mariage, le baptême de mes enfants puis enfin, si j'ose dire, mon enterrement par avance ? En fait, parler du don dans l'Eglise, n'est-ce pas maquiller un peu nos difficultés dues à l'absence de tarifs contraignants et obligatoires ? N'est-ce pas une façon équivoque de dire que tout a un coût, mais qu'on n'ose rien facturer ? N'est-ce pas une sorte de pudeur, bien ou mal placée je ne sais, qui préfère éluder les questions d'argent toujours gênantes ? Et comme le don de Dieu, que l'on aimerait tant imiter, est pure grâce, cette impossible mise en pratique nous empêtre et nous embarrasse.
Alors une manière élégante de contourner ce malaise tentera d'escamoter le don pour le qualifier, le qualifier de généreux et se fixer sur cette qualification, la générosité étant, selon André Comte-Sponville, la vertu du don .
Ne réclame-t-on pas, dans nos exhortations dominicales, de donner avec générosité ? La générosité semble être la clé du succès, celle qui génère ou qui engendre, (puisque c'est la même étymologie : generare), l'abondance et la profusion.
Or si l'on exhorte à donner avec générosité, c'est sans doute qu'il n'est pas évident de l'être. La générosité n'est-elle donc pas assurée d'avance, surtout entre amis ? Quelle est sa mesure, si elle en a une ? Qui en bénéficie ? De qui peut-on la solliciter ? S'apprend-elle ? Et si oui, pourquoi n'est-on pas généreux naturellement ? Nécessite-t-elle des efforts ? Mais est-il encore généreux, celui qui se force ? Et a-t-on toujours les moyens d'être généreux ? En l'absence objective de ces moyens, l'intention ne suffirait-elle pas à rendre généreux ? Et a contrario, celui qui donnera beaucoup, mais de son superflu, sera-t-il vraiment généreux ? Ne serait-ce pas seulement pour se faire bien voir ? Si, pour aider un continent à lutter contre une pandémie, l'homme le plus riche de la planète dépense autant, sinon plus d'argent que ce qu'il donne à faire savoir qu'il le donne et combien il en donne, est-il encore généreux ?
Peu importe, dirons-nous, et au diable la générosité, puisqu'il aide. Certes. Mais le risque de pervertir la générosité augmenterait-il donc à proportion des moyens ? Faudrait-il juger la générosité de quelqu'un en fonction de son patrimoine ? Et tout cela, que l'on peut dire facilement de l'argent, en premier sollicité par le trésorier, est-il valable pour le reste, c'est-à-dire pour le temps, pour la gentillesse, pour la disponibilité d'esprit, pour le savoir, pour les compétences ? Celui qui a du temps sera-t-il généreux d'en donner, par exemple pour installer les chaises de la salle de culte et préparer le tableau des cantiques ? Le musicien sera-t-il généreux d'accompagner lesdits cantiques, et devra-t-on plus de reconnaissance, pour une amabilité, au grincheux qu'à l'homme affable ?
On voit bien qu'en discourant sur la générosité, on bute très vite sur ses limites, et en y incitant, le risque est grand de se refermer paradoxalement dans le quantitatif, dans la réflexion, dans l'intellectualisme cher aux réformés. C'est ici le moment de mentionner la pourtant belle définition de Descartes pour qui la générosité "consiste en […] cette libre disposition de ses volontés […] et […] en une ferme et constante résolution d'en bien user" . Ou encore Spinoza, pour qui elle est "un désir par lequel un individu s'efforce en vertu du seul commandement de la raison, à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d'amitié" .
Libre disposition de sa volonté, seul commandement de la raison : quelle sévérité dans ces approches ! La générosité serait donc fille de la raison. Doit-on d'abord connaître le besoin avant d'exercer sa générosité, pour la rendre utile, l'ajuster à la nécessité, et caler son offre à la seule demande ? Existerait-il – horreur ! – un marché de la générosité ?
Un partage spontané, sans réfléchir, effectué sous le coup de l'émotion, ne serait donc pas digne d'être qualifié de généreux ? En étant impulsif, en perdrait-il pour autant sa vertu ? En étant instinctif, deviendrait-il pour autant négligeable ?
Alors la veuve pauvre de l'évangile que Jésus fait observer à ses disciples en Marc 12 ou Luc 21, et qui a tout donné, était-elle donc folle de n'avoir pas vu qu'en se privant de tout, elle n'assurait plus sa simple survie ?
En réalité, son geste est celui de l'oubli, oubli du calcul, oubli d'un profit escompté, oubli de sa propre nécessité, oubli de soi, oubli de la répétition même du geste qu'elle avait peut-être déjà accompli la veille, et cet oubli emplit son geste de beauté. Pas la beauté du geste, comme on dit, qui force l'admiration, mais la beauté par absence d'intention, par absence d'espoir de retour, par absence d'intérêt, par absence de combinaison, par absence de planification, par absence de tactique. Elle a tout donné pour rien. Tout donner, c'est ne rien attendre, et c'est le miracle du don. Peut-être reconnaît-on le don, non pas à sa quantité –combien je donne-, non pas non plus à sa nature –qu'est-ce que je donne (du temps, de l'argent, de l'amitié, de l'attention) – mais au simple fait qu'il soit beau. Tout donner pour rien. Ce "rien", qui n'existe pas, qui est incompréhensible, inexplicable, insensé, ce rien fleurit par sa beauté qui paradoxalement donne sens et balaye tout le reste, même la perfection. Car le beau n'est pas forcément parfait, et la perfection sans beauté n'est que mécanique. Cette beauté là est au-delà de toute culture, elle participe de l'ipséité même de l'humanité, elle lui est immanente. A l'image de la veuve, la beauté ne pense aucunement à être généreuse, elle ne pense même à rien, simplement elle donne. Elle a remplacé l'adjectif par le verbe, elle a transformé la pensée en action, elle a transfiguré le devoir en amour.
"Cet homme-là, disait Marc Aurèle, qui est un bienfaiteur, ne se vante pas, mais se prépare à rendre un autre service, comme la vigne qui va encore donner du raisin, quand ce sera la saison."
Et plus joliment encore, par le poète Khalil Gibran : "Il y a ceux qui donnent et ne connaissent pas de douleur à ce geste ni ne cherchent de la joie ni la conscience d'être vertueux. Ils donnent comme le myrte exhale son arôme dans l'espace de la vallée, là-bas. Dieu parle à travers les mains de tels êtres et derrière leurs yeux, sourit à la terre."
Le don est l'arbre qui plonge ses racines dans l'amour, et ses fruits se nomment générosité, partage, solidarité, bonté, et les chiffres auxquels il faut bien revenir en sont les pépins. Pourquoi les pépins ? Parce qu'ils ne sont pas eux-mêmes pourvoyeurs ni dispensateurs de joie, ils sont dépourvus de la chair pulpeuse et odorante de la jubilation. Bien au contraire, les croquer remplit la bouche d'âcreté, d'âpreté et d'amertume. Mais surtout, les enfouir et les oublier permettront peut-être la naissance d'autres arbres. C'est ce qu'illustre la folie de la veuve, qui nous fait revenir encore et toujours à Simone Weil : "on ne possède que ce à quoi on renonce ; ce à quoi on ne renonce pas nous échappe." La plénitude par le vide, la joie par le dépouillement, l'accomplissement par la faiblesse, la sublimation par la fragilité, et nous voilà tout entier plongés dans la révélation de la crèche.
Un dernier mot enfin pour conclure, et pour tourner le dos à notre tour au rapprochement anthropologique évoqué au début qui liait si fortement le don à l'échange. En associant don et échange, la mémoire est primordiale, puisqu'elle vérifie la comptabilité passée, en vue de la compensation future. Or, nous avons observé tout à l'heure une corrélation entre don et oubli, oubli justement de la comptabilité passée, oubli justement de projeter une compensation future. Alors voilà que le vocabulaire nous vient en aide, puisqu'il existe en français comme dans de nombreuses langues un synonyme du mot don, qui permet d'échapper à cette liaison entre hier et demain, à ces dosages et à ses calculs. En effet, quel plus beau mot que "présent" pour exprimer le don, puisqu'il enveloppe l'intemporalité du geste ou la seule temporalité qui vaille : celle de l'existence d'aujourd'hui même, libre du passé et de l'avenir qui ne sont rien. Le don n'est pas vestige, il n'est pas non plus promesse, il est acte de vie continuelle, il est présent et c'est ce qui fait sa valeur.