Hubert Bost a été pasteur à Orthez, puis enseigné pendant 17 ans à la Faculté de Théologie de Montpellier. Depuis bientôt quatre ans il enseigne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, où il occupe la chaire « Protestantismes et culture dans l’Europe moderne, XVIe-XVIIIe siècles ».
Je vous propose d’aborder la question de la liberté de conscience à partir de la personnalité singulière et de l’œuvre atypique de Pierre Bayle, un philosophe protestant français exilé du temps de Louis XIV.
Pierre Bayle, né en 1647 et mort en 1706, est, je le redis, un philosophe et non un pasteur. Son père et son frère aîné exercent ce ministère, mais lui-même y a renoncé, ne s’y sentant pas appelé. Cela dit, beaucoup des sujets qu’il aborde et des questions qu’il pose tournent autour du christianisme en général et du protestantisme en particulier ; elles traitent du rapport entre les individus et la société, entre les Églises et l’État : autant dire ce qui fait le cœur de la problématique de la liberté de conscience. Il. En adossant notre réflexion à ce sujet sur des événements qu’il a vécus au XVIIe siècle et sur les réflexions que cela lui a inspiré, je tente une mise à distance de notre propre questionnement : il est bien entendu nous mettons quelque chose à distance pour mieux le voir, de même que nous nous laissons dépayser pour mieux savoir où nous habitons. Pour prendre un exemple connu et célèbre : chacun comprend, en lisant les Lettres persanes de Montesquieu, que leur exotisme permet aux lecteurs français de mesurer l’actualité et la proximité, donc la pertinence du regard qui est porté de l’extérieur sur leur réalité.
Avec ces remarques sur la vie et quelques-unes des œuvres de Bayle, j’espère alimenter notre réflexion sur la liberté de conscience. Je m’efforcerai d’articuler entre elles les trois formes essentielles de la liberté : la liberté de conscience, la liberté d’expression et la liberté de culte. de la liberté du culte, disons qu’elle s’inscrit pour nous dans le régime de la laïcité qui a maintenant plus de cent ans ; la liberté d’expression m’amènera à rappeler quelques éléments de la vie de Bayle ; s’agissant de la liberté de conscience, je m’arrêterai davantage.
Pierre Bayle, fils de pasteur, est né dans un village un peu reculé de l’Ariège, loin des axes de communication, longtemps isolé parce que son père n’a pas les moyens de payer les études à l’Académie de ses deux fils. Il doit attendre que son frère aîné ait fini sa formation pastorale pour commencer ses propres études. Il lit tout seul dans son coin, s’imprègne de Montaigne et de Plutarque. Il apprend le latin et le grec. Lorsqu’enfin il part étudier à l’Académie de Puylaurens, il se convertit au catholicisme quelques semaines après son arrivée… Dans un contexte de grande tension interconfessionnelle et une atmosphère de menaces contre les Églises réformées, cette conversion d’un fils de pasteur est une victoire symbolique importante pour le camp catholique. Pierre se rend à Toulouse où il suit, pendant une année et demie, l’enseignement au Collège des jésuites. Puis, nouvelle catastrophe en sens inverse, dix-huit mois plus tard il se reconvertit au protestantisme, revenant à la religion de ses pères. Ce premier épisode illustre à sa manière la liberté de conscience : dans la France de Louis XIV vers 1670, on est libre de se convertir au catholicisme, et ce genre de démarche est saluée et récompensée ; mais il est interdit de se convertir au protestantisme. En y revenant, Pierre Bayle transgresse la loi et risque à tout le moins d’être emprisonné. Il doit donc s’exiler, se rend à Genève, s’inscrit à l’Académie en théologie. En fait, il s’intéresse surtout à la philosophie. Les conditions matérielles précaires dans lesquelles il vit l’obligent à travailler, et il devient précepteur à Genève puis à Coppet. Quoi qu’il en soit, cette double expérience de conversion illustre que, pour Bayle, la question de la liberté de conscience, loin d’être abstraite, a une dimension existentielle forte.
Après avoir séjourné quelques années sur les bords du Léman, Bayle décide de prendre le risque de rentrer clandestinement en France. Il part pour Rouen, d’où il rallie ensuite Paris. Cette nouvelle phase française de préceptorat s’achève lorsqu’il décroche un poste de professeur de philosophie et d’histoire à l’Académie de Sedan. Il y restera six ans, sous la protection du théologien et pasteur Pierre Jurieu, mis au courant de son errance confessionnelle. Ce poste de professeur à Sedan lui permet de gagner correctement sa vie, et surtout d’exercer une fonction un peu plus prestigieuse que le préceptorat. Mais sa situation reste fragile, comme du reste celle de ses collègues : en 1681, l’Académie est fermée dans le cadre d’une politique voulue par Louis XIV qui a entrepris d’asphyxier la plupart des institutions protestantes (Églises, institutions caritatives, académies et collèges, etc.). Bayle se demande à nouveau où trouver refuge.
Après avoir envisagé différentes hypothèses, il est appelé à enseigner la philosophie et l’histoire à l’École illustre de Rotterdam, un petit établissement qui vient de se créer à Rotterdam et qui n’a d’illustre que le nom. Cette École a seulement deux professeurs, Jurieu et Bayle, et peu d’étudiants. Bayle y enseignera douze ans, déclinant des offres plus prestigieuses comme celle de l’Académie de Franeker en 1684. Enseigner ne le passionne guère, c’est plutôt vers la lecture et l’écriture qu’il se sent attiré. Or, au cours de ces années-là survient la révocation de l’édit de Nantes (octobre 1685), qui fait interdiction aux protestants d’exprimer leurs convictions religieuses. Cette Révocation accompagnée des tristement célèbres dragonnades provoque d’une part un mouvement d’exil des huguenots vers le « Refuge » des pays protestants limitrophes (Hollande, Angleterre, Suisse, Allemagne, etc.), et d’autre part un mouvement de résistance, qui s’exprimera à travers les prophètes et les prédicants, la guerre des camisards et l’organisation des Églises du « Désert ».
Bayle, parti de France avant la Révocation, assiste, de son port d’attache hollandais, à ce mouvement de répression et d’exil. Il s’en fait le témoin, notamment dans les Nouvelles de la République des Lettres. Dans ce mensuel où il rend compte des nouveaux livres parus, il défend un certain nombre d’idées à propos de l’actualité religieuse du temps. Là et dans d’autres écrits, il commence à réfléchir sur la liberté de conscience.
Mais avant d’en parler, un mot sur la liberté d’expression. Aujourd’hui, il nous paraît assez évident que liberté de conscience, liberté d’expression et liberté de culte ont partie liée. Or, pour un homme du temps de Bayle – pour le comprendre, nous devons nous défaire de nos automatismes mentaux –, la liberté de culte, d’expression et de conscience ne sont pas indissociables. D’abord, parce que la liberté de conscience n’est quasiment pas reconnue. Dans un État donné, on n’a pas la liberté de croire ce qu’on veut. Dans le royaume de France il y a un roi catholique, le roi « Très-Chrétien ». Lorsqu’on est son sujet, on est forcément catholique. Certes, il existe depuis Henri IV un régime d’exception consenti par l’édit de Nantes : des privilèges ont été reconnus à la minorité huguenote afin de garantir la paix civile. Ce régime leur accorde des libertés religieuses et militaires jusqu’en 1629, puis, à cette date, seulement des libertés religieuses. Mais c’est une exception, quelque chose que l’on tolère au sens où on le souffre faute de pouvoir l’empêcher. Il n’y a donc pas de liberté de conscience reconnue a priori sous l’Ancien Régime. Ajoutons qu’il n’y a pas non plus, même chez des porte-parole aussi audacieux que Bayle, de revendication a priori de la liberté d’expression. On lit, dans ses Nouvelles de la République des Lettres, une sorte d’acceptation du principe selon lequel un Etat est fondé sur un contrôle de l’expression publique, sur une police du livre notamment. Bien sûr, cela n’empêche pas Bayle de se réjouir de profiter, en Hollande, d’un régime qui favorise la liberté des presses, où il n’existe pas de censure préalable : un auteur n’est pas tenu de soumettre ses livres pour obtenir l’autorisation de les publier. Mais il considère comme normal – même s’il peut le déplorer, ce qui est différent – qu’un Etat prétende réguler l’impression d’ouvrages et la diffusion d’idées, et donc restreigne la liberté d’expression : il en va de l’ordre civil. Cette attitude dérange parfois, elle semble en décalage avec les idéaux que défend Bayle. Mais replacée dans une logique générale de la régulation légale de la circulation des idées, l’idée est compréhensible. Résumons : la liberté de conscience est extrêmement réduite dans la mesure où l’obligation religieuse catholique s’impose ; et la liberté d’expression n’est pas – y compris chez les gens portés à la défendre – une revendication, un drapeau qu’on brandit.
S’agissant de la liberté de conscience, les propos de Bayle sont en revanche d’une extrême audace. Comparés à John Locke en Angleterre à la même époque, ou comparés aux hommes des Lumières, du premier XVIIIe siècle comme Montesquieu, du second XVIIIe siècle comme Voltaire, Bayle va beaucoup plus loin.
Première étape : la tolérance. Qu’est-ce que c’est la tolérance ? c’est en quelque sorte le revers, le préalable négatif de la liberté de conscience. C’est admettre une sorte de pluralisme, contre la quasi-totalité de ses contemporains convaincus qu’il faut une seule religion dans un État donné. Bayle affirme que la diversité pourrait favoriser l’entente entre les hommes. Il cherche juste à dénouer le lien qui existe entre liberté de culte ou absence de liberté de culte d’une part, et obligation religieuse catholique d’autre part. Assumer la coexistence de plusieurs religions dans un État permettrait, explique-t-il, de « faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instruments de différents tons et notes, aussi agréable pour le moins que l’uniformité d’une seule voix ». Or l’harmonie est impossible à établir parce que « l’une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits, et forcer les autres à lui sacrifier leur conscience » – la voilà, la conscience… –, parce que « les rois fomentent cette injuste partialité et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d’une populace de moines et de clercs : en un mot tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance . » Cette phrase donne une clé de la lecture que fait Bayle de ces questions ; elle explique que le philosophe ne remet pas en question l’unicité religieuse d’un État en tant que prérogative politique, mais qu’il la conteste parce qu’elle fait symptôme de la mainmise du clergé sur le pouvoir politique.
C’est ici qu’on aborde la seconde étape, qui apparaît déjà comme une intuition de la laïcité : si la pluralité confessionnelle n’est pas possible dans un État, c’est moins parce qu’il s’agit d’une prérogative incontestable du roi que parce qu’il s’agirait d’une confusion entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Mais la réponse que donne Bayle n’est pas (encore) politique. Il se place plutôt sur le plan éthique. Le seul moyen de sortir de l’impasse consiste à reconnaître les droits de la conscience à la liberté. Le principe de cette liberté équivaut à l’idée selon laquelle toute conscience a des droits, y compris lorsque cette conscience se trompe, erre. C’est véritablement là que tout se joue : revendiquer des droits pour soi, pour sa conscience, chacun en est capable. Je n’ai pas de problème non plus pour les reconnaître à quiconque pense ou croit de la même manière que moi. Ce qui est crucial, c’est de reconnaître des droits à celle ou celui qui, en face de moi, pense ou croit différemment ; donc, j’en est convaincu, qui se trompe – car évidemment j’ai raison, puisque si je me croyais dans l’erreur je changerais d’opinion. C’est bien ce qu’a expérimenté Bayle lorsqu’il s’est converti au catholicisme, et à nouveau lorsqu’il s’est reconverti au protestantisme.
On parlera désormais de la liberté de conscience sous les couleurs de ce que Bayle appelle les « droits de la conscience errante ». Elle erre dans le sens où elle vagabonde, perd son chemin, manque du sens de l’orientation. Elle erre parce qu’elle est dans l’erreur. Si c’est à la conscience errante qu’il faut reconnaître des droits, c’est parce que la question de la vérité et de l’erreur doit être suspendue. Savoir si j’ai, si tu as tort ou raison est une question qui ne saurait trouver de réponse absolument certaine. Reconnaître des droits à la conscience, c’est donc les reconnaître à la conscience errante : à celle qui ne pense ou ne croit pas comme moi ; les lui reconnaître indépendamment de ce qu’elle pense ou croit, quelle qu’elle soit. Et le meilleur moyen de prendre une conscience quelle qu’elle soit, c’est de prendre une conscience qui se trompe.
Bien sûr, admet Bayle, au plan théorique la vérité a des droits que l’erreur ne saurait revendiquer. Mais la question n’est pas de savoir où est la vérité et où est l’erreur dans l’absolu, puisque c’est une question sans fin. Il s’agit de trouver une réponse pratique hic et nunc. La vérité en France est catholique, et par les mêmes raisons et avec les mêmes contraintes la vérité en Angleterre est protestante. Avec les mêmes implications – la persécution – pour la minorité protestante en France et pour la minorité catholique en Angleterre. C’est donc bien, si l’on veut, trouver une issue à cette question de la conscience, une issue qui ne sera pas seulement celle du for intérieur, qui se complaît à se dire « J’ai le droit de penser ce que je pense », mais une issue qui soit véritablement politique, une solution qui régule le vivre-ensemble. Alors il convient de rechercher une solution, une méthode qui suspende la question de la vérité et de l’erreur.
Ce souci pratique doit rester présent à l’esprit, car Bayle ne prétend pas relativiser la question de la vérité en soi. « J’ai à faire, dit-il, à des censeurs qui me mènent dans le pays des idées, et qui voudraient que je parlasse comme on parlerait dans l’Utopie de Thomas More ou dans la République de Platon. […]. J’avoue avec ces messieurs que, si l’on considère la vérité et le mensonge dans une vue tout à fait abstraite, il n’y a que la vérité qui ait droit de nous demander audience et de se faire obéir. Mais c’est tout autre chose quand on descend de ces considérations abstraites et de ces précisions de logique, où l’on voit la vérité et l’erreur absolument en elles-mêmes ; c’est, dis-je, tout autre chose quand on descend de ces vues à la considération particulière de la vérité et de l’erreur par rapport à chaque personne. Presque toujours c’est passer du noir au blanc . »
Pour convaincre ses auditeurs, Bayle développe toute une mise en scène, de petits apologues qu’il invente, non sans une certaine familiarité avec les paraboles évangéliques. Imaginons, dit-il, un maître qui part en voyage et ordonne à son domestique de ne laisser entrer personne dans la maison sauf s’il est porteur d’une attestation signée de lui-même. Le domestique laissera entrer tous ceux qui sont porteurs de cette attestation. Il les laissera entrer, même si ce sont des scélérats. Et il a le devoir de refuser l’accès à la maison à toute personne qui n’est pas porteuse de cette attestation, même si ce sont les enfants du maître. C’est la consigne. Or, dit Bayle, le même devoir s’impose à notre conscience. La conscience est comme ce domestique. Elle est le « concierge » de l’âme, elle ouvre la porte à la vérité et la ferme à l’erreur. Elle détient les clés et ne doit laisser entrer que ce qui est autorisé : c’est-à-dire, en ce qui concerne les questions religieuses, ce qui est envoyé et voulu par Dieu. Bien sûr, ce principe a des inconvénients. Peut-être les enfants de la maison ont-ils perdu le mot que leur père leur a confié. Peut-être un étranger va-t-il ramasser ce mot et en profiter, bénéficiant des biens de la maison, alors que ces biens ne lui appartiennent pas. Mais l’ordre donné au concierge n’en reste pas moins impératif. Son travail, c’est de vérifier l’attestation et son authenticité, d’accueillir la vérité, c’est-à-dire ce qu’elle considère en présenter l’apparence après en avoir vérifié les titres. Et elle doit récuser, refouler ce qui se présente à elle comme de l’erreur. Toute conscience fait ainsi, dit Bayle. Il ne peut pas en aller autrement.
C’est pourquoi le scélérat muni de l’attestation – autrement dit l’erreur qui se fait passer pour la vérité – peut légitimement entrer et accéder à la conscience, tandis que l’enfant du maître, s’il n’apparaît pas comme tel car non porteur de l’attestation – autrement dit la vérité – ne peut pénétrer dans la maison, c'est-à-dire dans l’âme.
Partant de ce thème, Bayle brode beaucoup d’autres variations ; celle du gouverneur d’une place-forte qui reçoit un ordre de son roi et qui doit l’appliquer, quoi qu’il en pense, dès lors que cet ordre lui paraît authentique ; celle du mari persuadé qu’il est le père des enfants de sa femme, qui dérogerait aux lois de la paternité s’il ne s’en occupait pas – même s’il n’est pas réellement leur géniteur ; de la même manière, les enfants qui croient qu’un homme est leur père ne peuvent pas s’en prendre à lui sans commettre un parricide, même si ce n’est pas le cas ; celle d’une femme qui, tandis que le soir tombe, reçoit dans sa maison son mari parti depuis longtemps et qui, si elle est convaincue que c’est bien son mari, n’a aucune raison de lui refuser ses caresses. (On reconnaît là l’histoire de Martin Guerre, qui s’était déroulée jadis dans un village proche de celui dont Bayle est originaire.) La conscience est comme cette femme qui ouvre les bras à celui qu’elle croit être véritablement son mari. À qui jugerait qu’elle n’a pas suffisamment vérifié, Bayle réplique en demandant s’il considère comme relevant du devoir conjugal de procéder à des vérifications aussi précises chaque fois…
Ces paraboles ne manquent pas d’humour, mais elles ne manquent pas non plus de pertinence : la conscience est comme cette épouse ; elle doit vérifier, mais ses vérifications ne sauraient aller jusqu’à l’expertise anatomique. Elle doit être prudente, mais elle ne peut pas tergiverser l’infiniment. Elle ne saurait retarder indéfiniment le moment où elle devra prendre position. À un moment ou un autre, elle a l’obligation de se déterminer.
Ces histoires, Bayle les raconte dans ses Nouvelles Lettres critiques. Or cet ouvrage, qui n’aura pas tout l’impact que Bayle aurait aimé qu’il eût – il devra reprendre, d’une autre façon ces thèmes autour de la liberté de conscience dans son Commentaire philosophique –, n’est pas sans conséquence : Bayle a consacré le chapitre précédant ces apologues à une virulente critique de la politique de Louis XIV : les arrêts, les édits royaux pleuvent contre les protestants tout au long de l’année 1685, comme autant de signes annonciateurs de la Révocation. Or, sans remettre en question le droit qu’a le roi de d’édicter des mesure qui privent les protestants de la liberté religieuse, Bayle dénonce le recours à la ruse, incompatible avec la gloire, la ruse et le mensonge dont on s’est servi pour parvenir à ce résultat ; cette ruse digne d’un renard n’est pas conforme à la majesté d’un lion.
Même s’il ne met pas en question l’absolutisme monarchique, ces propos irritent profondément la cour. Bayle les a librement publiés, et il ne peut être inquiété en Hollande. Mais en Ariège se trouve encore son frère aîné, qu’on va arrêter et emprisonner, et qui mourra quelques mois plus tard dans une prison bordelaise. Les Nouvelles Lettres critiques ont donc, dans la vie de Bayle, un écho très particulier. Il y exprime librement ses convictions, mais d’une manière qui a pour lui et les siens des conséquences dramatiques : il avait perdu sa mère quelques années auparavant, il vient de perdre son jeune frère puis son père, et voici que, par rétorsion contre lui, il va perdre son dernier frère, le dernier lien qui le rattachait à sa famille, au moment précis où l’édit de Nantes est révoqué.
L’année suivante, Bayle publie le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer. C’est un commentaire philosophique, donc rationnel, sur les paroles bibliques de la fameuse parabole des noces (Luc 14). On se souvient que, ses convives s’étant récusés, le maître envoie son serviteur inviter tous ceux qu’il trouvera ; et tous ces invités de la dernière minute, ordonne-t-il, contrains-les d’entrer pour festoyer… Or cette parabole a été très opportunément utilisée par la propagande du clergé catholique, qui a exhume des lettres de saint Augustin légitimant l’intervention du bras séculier afin de résoudre le conflit avec les hérétiques donatistes. Cette justification du recours à la force sous la plume du plus grand théologien de l’Occident au moment d’une crise dans l’Église d’Afrique aux IVe-Ve siècles vient très opportunément montrer que l’Église de France est aujourd’hui autorisée à s’y prendre de la même manière à l’égard des protestants. Elle suit la même logique en forçant les hérétiques à rentrer dans une maison qu’ils n’auraient jamais dû quitter ; elle les fait rentrer avec une d’autant meilleure conscience que l’on est convaincu de leur éviter de se damner. Certes on leur fait un peu mal, mais c’est pour leur bien : ils sont dans l’erreur, on est dans la vérité. Il faut les pousser charitablement mais fermement vers la vérité pour les sauver.
On voit ici comment les questions de la liberté de culte et de la liberté d’expression rejoignent à nouveau celle de la liberté de conscience. Bayle met alors en scène d’autres situations par lesquelles il veut faire comprendre qu’une telle absence de liberté, ou le déni de cette liberté, a des conséquences dramatiques – y compris sur la prédication de l’Evangile. Imaginons, dit-il, que des missionnaires débarquent en Chine, qu’ils demandent l’autorisation d’évangéliser et qu’à la cour les conseillers de l’empereur les questionnent : Vous voulez prêcher l’Evangile, mais que ferez-vous si les Chinois auxquels vous l’aurez annoncé ne veulent pas s’y convertir ? – Les missionnaires répondront (pour que l’anecdote fonctionne, il faut admettre qu’ils seront sincères) : On essaiera de les convaincre avec de meilleurs arguments, on insistera. – Oui, mais s’ils ne laissent toujours pas convaincre ? Là, il faudra peut-être recourir à la force, parce qu’il en va tout de même de leur salut. – Et maintenant, demandent les conseillers de l’empereur, que ferez-vous si les populations se convertissent au christianisme mais pas l’empereur ? – Eh bien, quand on aura convaincu la population, il faudra peut-être renverser l’empereur pour que ce peuple soit gouverné par un monarque chrétien… Bayle remarque, au fur et à mesure que le dialogue progresse, que ce qu’il y a de plus invraisemblable dans son histoire, c’est que les missionnaires soient sincères ; ils dissimuleront leurs méthodes, alors même que ce sont celles justifient dans la France de Louis XIV. Bayle conclut qu’évidemment le bon sens impose à l’empereur de la Chine de dire aux missionnaires : Vous reprenez le bateau tout de suite ! Ce devoir du politique, c’est la préservation de la paix civile que menacent les missionnaires. La liberté d’expression et la liberté de culte que ces derniers revendiquent pour le christianisme deviennent un danger mortel pour la société. Et chaque lecteur est invité à appliquer cette conclusion aux situations moins exotiques qu’il connaît.
On pourrait s’arrêter longuement sur cet exemple et sur d’autres que Bayle invente dans le Commentaire philosophique . Je préfère terminer en faisant une dernière citation de Bayle pour laquelle il me faut faire un dernier retour à la biographie du personnage. Quelques années après la révocation de l’édit de Nantes est survenue la Glorieuse Révolution d’Angleterre, au terme de laquelle le catholique Jacques II a été détrôné par son gendre, le protestant Guillaume d’Orange. Une partie importante du Refuge huguenot hollandais est favorable à Guillaume d’Orange. Bayle, lui, va rester un inébranlable partisan de la fidélité des Français à Louis XIV. En dépit de ce que le roi de France a fait subir aux protestants, rompre avec cette fidélité reviendrait précisément a tomber dans la confusion si dangereuse entre religion et politique. Même si c’est douloureux, il faut renoncer à identifier liberté de culte et liberté de conscience. Bayle défend la liberté de conscience, quand bien même ce serait au détriment de la liberté de culte. Car la conscience est l’asile sacrée de Dieu en chaque homme, tandis que le culte n’est jamais qu’une forme extérieure dont il faut se passer lorsque c’est interdit ; et si l’on ne peut s’en passer, il faut consentir à l’exil – notons que Calvin ne disait pas autre chose –, ce que Bayle a fait lui-même.
Ces événements, révocation de l’édit de Nantes et Glorieuse Révolution, fissurent l’entente entre Bayle et Jurieu, puis creusent un vrai fossé entre eux avant que leur désaccord n’éclate en un virulent contentieux. Jurieu a pris fait et cause pour le parti orangiste. Indirectement, il va obtenir que Bayle soit destitué de son poste à l’Ecole illustre – ce qui n’était peut-être pas un calcul très judicieux, car Bayle va se lancer alors dans l’écriture de son œuvre majeure, le Dictionnaire historique et critique, dans lequel il passera la religion en général au crible et règlera bien des comptes avec Jurieu. Bayle instaure dorénavant un rapport distant et critique avec le protestantisme, ce qui, à mon avis (et contre beaucoup de ses interprètes, depuis le XVIIIe siècle et jusqu’à nos jours), ne signifie pas nécessairement qu’il soit devenu athée comme on l’en soupçonne. Il ne veut plus nourrir d’illusions sur sa propre confession, même s’il lui reste attaché ; il devient de plus en plus sévère à l’égard de ses coreligionnaires, leur reprochant notamment de nourrir le fanatisme en ne respectant la distinction si essentielle entre le spirituel et temporel. Dès lors qu’ils prétendent que la liberté de conscience leur impose de promouvoir une liberté de culte qui va jusqu’à vouloir mettre la main, ou tenter de mettre la main, sur le politique, la religion qu’ils prétendent promouvoir lui paraît dangereuse : au fond c’est tomber dans le même travers que celui des missionnaires en Chine. Bayle considère que les protestants, y compris et peut-être surtout au Refuge où ils se sont trouvés appartenant à la confession majoritaire, n’ont pas été fidèles aux mots d’ordre du combat en faveur de la liberté de conscience.
Devenu de plus en plus franc-tireur, Bayle n’évoque plus guère cette révocation de l’édit de Nantes dont les conséquences furent si tragiques, y compris pour lui personnellement. Pourtant, alors qu’il a tourné la page, il lui revient parfois un écho de ce qui s’est passé en 1685 et il s’interroge sur l’articulation entre liberté de conscience et liberté d’expression ou de culte. Dans l’une de ses toutes dernières œuvres, écrite vingt ans après la révocation, il écrit ceci : « Je suis sûr que, de tous les protestants français qui se sont bannis de leur patrie, il n’y en a point, non même parmi ceux qui ont été le moins maltraités par les dragons, qui ne soient prêts de signer qu’il eût mieux valu aux Églises réformées d’avoir un roi spinoziste et dont tous les autres sujets auraient été spinozistes » – spinoziste, sous sa plume, veut dire athée, incroyant – « que d’avoir un monarque rempli de zèle pour la papauté et dont la plupart des sujets étaient animés du même esprit. Effectivement si le roi de France et tous ses autres sujets n’avaient eu nulle religion, ils se seraient peu souciés que les huguenots en eussent une, pourvu qu’au reste ils les eussent vus affectionnés à l’État et parfaitement soumis aux lois civiles . »
Sans sombrer dans l’anachronisme, il me semble qu’une telle réflexion montre le lien que Bayle établit entre la liberté de conscience et l’ordre politique auquel il aspire, ordre que nous désignerions sponténament en termes de laïcité. Quant à son actualité, probablement n’est-il pas besoin de la souligner.