Avec reconnaissance, nous publions ce texte qui a été aimablement fourni à l’A.P.F. par son auteur, Louis Schweitzer.
Le Saulchoir, 15.11.2003.Théologie et spiritualité
La rencontre d’un témoin
Je voudrais commencer par souligner le caractère assez exceptionnel de la situation spirituelle et théologique de Dietrich Bonhoeffer. Il s’agit sans doute d’un des théologiens les plus connus et les plus appréciés dans toutes les confessions et j’ajouterai dans les divers courants de ces confessions. Protestants et catholiques reprennent ses écrits, les publient et les commentent et il est revendiqué aussi bien par les conservateurs que par les plus radicaux. On a même voulu faire de lui un précurseur de la théologie de la mort de Dieu.
C’est que peu de théologiens ont eu une vie et une œuvre aussi situées dans l’histoire. Rarement la célèbre phrase de Pascal a été aussi juste : « on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme ». Et cela devient de plus en plus vrai au fur et à mesure du développement de ses écrits. Si les premiers textes sont ceux d’un théologien de l’université, Le prix de la grâce et De la vie communautaire se font directement l’écho de l’enseignement et de la vie communautaire qui se vivaient au séminaire de l’Eglise confessante de Finkenwald. Ses autres ouvrages seront reconstitués, après sa mort, à partir des travaux qu’il menait pendant son engagement actif dans la résistance contre Hitler. L’Ethique que nous connaissons est donc différente de celle qu’il aurait publiée s’il avait pu compléter et reprendre ces textes. Quant à Résistance et Soumission, qui a certainement été son œuvre la plus discutée, il s’agit de lettres de prison adressées principalement à un ami auquel il parle de ce qu’il vit et, tout particulièrement, des réflexions théologiques que lui inspire sa situation. En les lisant, on entend un chrétien et un théologien penser sa foi dans le monde qui l’entoure avec une liberté, une acuité et une authenticité auxquelles il est difficile de rester insensible. Sa fin, nous le verrons est aussi comme une confirmation de son cheminement. Pour toutes ces raisons, Bonhoeffer est tout autant un spirituel qu’un théologien ; il est avant tout un témoin et c’est lui que nous voudrions rencontrer à travers ses écrits.
Dans une première partie, je voudrais rappeler quelques éléments principaux de la vie et de la pensée de Bonhoeffer jusqu’à la période de l’Eglise confessante afin que nous puissions situer les divers aspects de sa réflexion dans leur contexte. C’est ensuite un poème, un texte qu’il a écrit en juillet 1944, à la prison de Tegel, qui nous servira de guide pour aborder et peut-être essayer d’articuler les différentes époques de sa pensée.
Les années de formation
Dietrich Bonhoeffer est né à Breslau en 1906 dans une famille aisée et cultivée. Son père est un psychiatre et neurologue célèbre et sa mère, à la forte personnalité, dirigeait la maison. Parmi ses ancêtres, on trouve des juristes, des hommes politiques, des artistes et des pasteurs. Dietrich sera le sixième des huit enfants. La famille est heureuse, aime et pratique la musique et Dietrich y excelle au point d’envisager un moment d’y consacrer sa vie. Mais il se tournera vers la théologie. La famille est protestante, mais « sans excès ». L’orientation de Dietrich est donc toute personnelle. Elle correspond aussi à une aspiration religieuse qui se manifeste tôt mais qui mettra du temps à s’épanouir. Il fait des études de théologie brillantes et je voudrais souligner trois influences qui l’ont marqué pendant cette période.
La première est celle d’Adolf Schlatter, le bibliste de Tübingen qui soulignait ce qu’il peut y avoir de positif dans l’homme dans le Nouveau Testament contre le danger protestant de mettre surtout l’accent sur le péché. Ses ouvrages l’accompagneront et on pourra retrouver cette dimension jusque dans ses dernières lettres. Il sera aussi et peut-être surtout l’élève d’Adolf von Harnack, le grand théologien libéral qui était alors au sommet de sa notoriété et qui était également un voisin et un ami de la famille. Il travaillera beaucoup avec lui - même s’il prendra ensuite une certaine distance - et prononcera une allocution lors de son service funèbre.
Si je souligne ce point, c’est que la troisième influence est celle de la théologie dialectique, et tout particulièrement celle de Karl Barth, pour qui Harnack incarne le libéralisme contre lequel il s’élève. Avec Barth, Bonhoeffer découvre le retour à l’Ecriture et l’importance de la prédication. Ce fut une libération. La question n’était plus d’éprouver une expérience de Dieu mais de se tourner vers Lui, de recevoir sa Parole et de vivre devant Lui. La relation que Bonhoeffer entretiendra avec Barth sera très importante pour lui, même si son luthéranisme et son sens de l’Eglise l’amèneront à conserver une certaine distance critique que nous retrouverons encore dans ses dernières lettres.
Deux influences encore qui l’accompagneront et qui sont importantes pour notre sujet. Luther bien sûr, dont il reste très proche, même s’il ne s’inscrit pas dans le courant strictement confessionnel qui existe largement à l’époque. Et enfin le catholicisme qu’il rencontre d’abord lors d’un voyage à Rome durant ses études. Il faut se rappeler que nous sommes en 1924, à une époque où les relations entre protestants et catholiques sont surtout marquées par la méfiance réciproque. Il est favorablement impressionné et prend conscience du sens de la catholicité de l’Eglise qui restera profondément imprimé chez lui. Il restera aussi toute sa vie un amoureux de Bernanos (Sous le soleil de Satan, puis L’imposture) dont la réflexion fait écho à ses propres questions.
Les Etats-Unis
Après ses études, il passera une année comme vicaire de la paroisse allemande de Barcelone. Il revient pour une courte période en Allemagne avant de repartir, cette fois aux Etats-Unis, à l’Union Theological Seminary de New York. Il y fait connaissance avec un protestantisme aux multiples confessions, tout différent de celui qu’il connaît. Accompagné d’un de ses amis étudiant noir, il fréquentera pendant cette année une paroisse baptiste de Harlem. C’est aussi durant cette période américaine qu’il se lie d’amitié avec Jean Lasserre, un pasteur français lui aussi étudiant et dont l’influence se fera longtemps sentir. Lasserre est non-violent et sera un responsable du Mouvement International de la Réconciliation. C’est pour le luthérien allemand qu’est Bonhoeffer une découverte dont sortira, pour une grande part, son intérêt pour l’éthique et le Sermon sur la montagne et le commentaire qu’il en fera dans Le prix de la grâce (Nachfolge).
Dans les années 31 à 33, il sera enseignant (privat-docent) à Berlin et commencera un ministère pastoral. C’est de cette période que datent Création et chute et sa christologie qui furent d’abord des cours.
Le changement
C’est aussi à cette époque qu’il faut situer un changement important qui se produisit dans la vie de Bonhoeffer et que, dans certains milieux, on qualifierait de « conversion ». Sur cette question, il restera très discret, mais ceux qui le connaissaient virent un changement réel. Son ami et biographe, Eberhard Bethge, intitule le chapitre qu’il consacre à ce changement : « du théologien au chrétien » et c’est bien, en effet, l’impression que nous avons. L’intellectuel savant et libre semble devenir un disciple de Jésus-Christ. Bonhoeffer écrira plus tard (au début de 1936) :
Je me suis jeté dans le travail d’une manière très peu chrétienne. Une ambition que beaucoup ont remarquée me rendait la vie difficile… Et puis, quelque chose d’autre est survenu, quelque chose qui a changé et retourné ma vie jusqu’à ce jour ; pour la première fois, j’ai pris la Bible… J’avais souvent prêché, j’avais vu beaucoup de choses de l’Eglise, j’avais parlé et prêché là-dessus – et je n’étais pas encore devenu chrétien… Je sais qu’à cette époque j’avais tiré mon propre avantage de la cause de Jésus-Christ. Je demande à Dieu que cela ne se reproduise plus. Je n’avais jamais ou presque pas prié. J’étais très satisfait de moi-même, très plein de confiance. La Bible m’a libéré de tout cela, en particulier le Sermon sur la montagne. Depuis tout a changé. Je l’ai nettement senti et d’autres aussi autour de moi. Une immense libération. J’ai clairement compris que la vie d’un serviteur de Jésus-Christ doit appartenir à l’Eglise ; et pas à pas s’est précisée cette exigence absolue.
A cette période de sa vie, le pacifisme lui semble d’ailleurs s’imposer comme une conséquence naturelle de cette obéissance au Christ qui doit être celle du chrétien. Il écrit :
Le pacifisme chrétien que j’avais encore passionnément combattu peu auparavant lors d’une soutenance de thèse… m’est apparu subitement comme une évidence .
Ajoutons encore deux choses. Bonhoeffer vit dès cette époque les débuts du mouvement œcuménique. Il n’est alors pas question de l’Eglise catholique, mais du commencement de ce qui deviendra le Conseil Œcuménique des Eglises. Suite à une rencontre en Angleterre, Bonhoeffer sera un des trois européens secrétaires de jeunesse de l’Alliance œcuménique. Les prémisses du mouvement œcuménique s’incarnaient en deux mouvements : le christianisme pratique (Life and Work) et Foi et constitution. C’est dans le cadre du Christianisme pratique que s’engagera Bonhoeffer. Cette dimension va l’ouvrir à une certaine catholicité, géographique en tout cas, puisqu’il aura par ce moyen d’étroites relations avec la totalité des Eglises protestantes européennes, ainsi que des Eglises orthodoxes. Ces liens, en particulier avec l’Angleterre, iront en se resserrant et lui donneront une place toute particulière dans l’Eglise confessante, puis dans la résistance allemande au nazisme.
L’Eglise confessante
Car il est plus que temps de dire une chose essentielle qui jouera dans le destin de Bonhoeffer un rôle capital. Dès 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. Très rapidement, les nazis cherchent à prendre le contrôle de l’Eglise protestante. Le mouvement des « chrétiens allemands » (Deutsche Christen) milite pour une nazification de l’Eglise. Il cherche à prendre le pouvoir dans les élections ecclésiastiques en proposant un christianisme national allemand très clairement antisémite. Plusieurs phases se succèderont, où alterneront les tentatives très franches de prise de pouvoir avec des approches plus déguisées. C’est qu’à côté des personnes clairement engagées derrière Hitler, une majorité de protestants allemands cherchent une voie moyenne, espérant maintenir une Eglise assez traditionnelle tout en tolérant ou supportant silencieusement l’influence des « chrétiens allemands ». Seule une minorité, dont Bonhoeffer, s’opposera clairement en constituant « l’Eglise confessante » qui, s’appuyant sur la confession de Barmen rédigée principalement par Barth, oppose une foi fondée sur le Christ aux hérésies de la doctrine nazie. Précisons aussi, qu’au sein même de ce mouvement, les tendances sont assez diverses et Bonhoeffer représente l’aile la plus radicale. Pour beaucoup, l’Eglise confessante n’est qu’un courant qui s’oppose, dans l’Eglise officielle, aux orientations nationales-socialistes. Mais que faire lorsque l’adversaire est au pouvoir ; jusqu’où est-il pensable et possible d’accepter les contraintes ? La sensibilité de Bonhoeffer le pousse vers la séparation. Une Eglise qui accepte de rejeter ses membres ou ses pasteurs d’origine juive n’est plus une Eglise chrétienne. Elle devient apostate et il n’est plus possible d’y demeurer. Plaidant au sein de l’Eglise confessante pour une opposition radicale, Bonhoeffer passera pour un extrémiste aux yeux de beaucoup. Certaines de ses paroles ou telle phrase d’un article seront reprises et vivement critiquées. C’est le cas de son affirmation selon laquelle « celui qui se sépare sciemment de l’Eglise confessante en Allemagne se sépare du salut ».
Bonhoeffer prend une certaine distance en devenant pasteur d’une des Eglises allemandes de Londres d’octobre 1933 à l’été 1935. Ce poste lui permet de continuer la lutte théologique tout en développant sa connaissance des Eglises britanniques et européennes. Et c’est de là qu’il sera appelé en 1935 pour diriger un des séminaires de formation de pasteurs de l’Eglise confessante (les grandes facultés de théologie étant assez largement contrôlées par l’appareil de l’Eglise officielle). C’est là que commence la vie de Bonhoeffer que l’on connaît, lorsqu’il dirige le séminaire de Finkenwald, dans le nord de l’Allemagne.
Nous voudrions maintenant entrer plus profondément et plus directement dans la spiritualité de Bonhoeffer et le faire en partant d’un poème écrit en prison : « stations sur le chemin de la liberté » qui exprime bien les différentes périodes et les divers éléments de cette spiritualité. Nous commencerons par le lire en entier.
Stations sur le chemin de la liberté
(Poème écrit en 1944 à la prison de Tegel )
Discipline
Si tu pars à la recherche de ta liberté, apprends avant tout la discipline de tes sens et de ton âme, afin que tes désirs et ton corps ne te mènent pas à l’aventure.
Que ton esprit et ta chair soient chastes, soumis à toi-même entièrement
et que, dociles, ils cherchent le but qui leur est assigné.
Personne ne sonde le mystère de la liberté, si ce n’est dans la discipline.
Action
Faire et oser non pas n’importe quoi, mais ce qui est juste.
Non pas planer dans le possible, mais saisir avec courage le réel.
Ce n’est pas dans les fuyantes pensées, mais dans l’action seule qu’est la liberté.
Romps le cercle de tes hésitations anxieuses pour affronter la tempête des événements,
porté seul par la loi de Dieu et par la foi,
la liberté accueillera ton esprit dans la jubilation.
Souffrance
Métamorphose miraculeuse ! Fortes et actives,
Voici tes mains liées. Impuissant et solitaire, tu vois la fin de tes actes. Mais tu respires et déposes ce qui est juste entre des mains plus fortes et tu t’apaises.
Un seul instant tu atteignis à la joie de la liberté,
puis tu la remis à Dieu afin qu’il la parfît magnifiquement.
La mort
Approche, fête suprême sur le chemin de l’éternelle liberté,
Mort, romps les chaînes et les murs importuns
de notre corps passager et de notre âme aveugle
pour que nous puissions voir enfin ce qu’il nous est refusé de voir ici-bas.
Liberté, nous t’avons cherchée longuement dans la discipline, l’action et la souffrance.
Mourants, nous te reconnaissons dans le visage de Dieu.
La discipline spirituelle
Discipline
Si tu pars à la recherche de ta liberté, apprends avant tout la discipline de tes sens et de ton âme, afin que tes désirs et ton corps ne te mènent pas à l’aventure.
Que ton esprit et ta chair soient chastes, soumis à toi-même entièrement
et que, dociles, ils cherchent le but qui leur est assigné.
Personne ne sonde le mystère de la liberté, si ce n’est dans la discipline.
La vie à Finkenwald est une vie communautaire, assez fortement repliée sur elle-même tout en demeurant en pleine communion avec le combat de l’Eglise confessante. Le séminaire se trouve en effet dans un petit village, assez loin de tout car il est important de se faire oublier autant que cela est possible. Le gouvernement fermera d’ailleurs plusieurs autres séminaires avant de finir par interdire, en 1936, également Finkenwald. Les étudiants qui viennent veulent être pasteurs et sont issus de communautés ou d’Eglises régionales qui se trouvent dans la mouvance de l’Eglise confessante. Ils savent que leur formation ne sera pas reconnue par l’Eglise officielle ; leur engagement est donc clair et courageux.
Dès leur arrivée, ils se trouvent introduits dans une vie rythmée par les offices et une vie spirituelle plus intense que celle à laquelle un étudiant en théologie allemand pouvait être préparé. C’est qu’avant de quitter l’Angleterre, Bonhoeffer était allé visiter les séminaires et centres de formation anglicans, presbytériens, méthodistes, baptistes et même quakers. Le but n’était pas seulement de former de bons théologiens – l’ambiance n’était d’ailleurs pas très favorable à cause de la situation générale de l’Eglise en Allemagne et du manque de livres – mais des hommes aptes pour le ministère en temps de crise et de tempête.
« L’horaire était compris entre deux longs moments de méditation. Le matin, le culte était suivi d’un temps de méditation d’une demi-heure. Les cultes étaient célébrés non à l’église, mais à la table commune. Ils commençaient par le chant des psaumes en chœur, puis par des cantiques librement choisis, la lecture d’un chapitre de l’Ancien Testament, d’un capitule constant (pour quelques semaines), la lecture d’un chapitre du Nouveau Testament, une prière libre détaillée, suivie du Notre Père en commun et la conclusion était une autre strophe de cantique. La lecture des psaumes et de l’Ecriture était faite en lectio continua, autant que possible sans rien sauter. Le samedi seulement, Bonhoeffer ajoutait une allocution – la plupart du temps très directe » . La méditation personnelle du texte biblique suivie de la prière complétait donc chaque jour, matin et soir, le culte communautaire.
Plus étrange encore pour des étudiants protestants, Bonhoeffer recommandait fortement la pratique de la confession à un frère. Cette pratique que pourtant Luther recommandait au point d’écrire à la fin de son grand catéchisme une « courte exhortation à la confession » et de l’enseigner dans son Petit catéchisme , était depuis longtemps tombée en désuétude. Ces pratiques fournirent d’ailleurs des armes à ceux qui s’opposaient à Finkenwald et à Bonhoeffer et qui parlèrent de « crypto-catholicisme ».
On voit bien, par ces pratiques de la vie fraternelle issues de l’héritage monastique et œcuménique de l’Eglise, que, pour Dietrich Bonhoeffer, la vie spirituelle est une vie disciplinée. C’est la vie de quelqu’un qui se place à l’écoute de la Parole de Dieu et qui essaie de lui obéir, cherchant à situer sa vie entière dans la lumière de l’Evangile. Cet attrait pour la liturgie n’avait rien d’un fuite et on connaît la phrase qu’il adressa un jour à ses étudiants : « Seul celui qui crie en faveur des Juifs a la permission de chanter du grégorien ».
Au-delà de la vie du séminaire, il faut mentionner la « Maison fraternelle » qui réunissait un certain nombre de personnes qui le souhaitaient, du séminaire ou des responsables, pour une vie communautaire plus étroite dans la perspective d’une sorte de Tiers-Ordre. Cette fraternité perdurera lorsque le séminaire sera fermé sur ordre des autorités.
Deux livres seront les fruits de cette période. Le premier est le commentaire du Sermon sur la montagne : « Le prix de la grâce » et l’autre le magnifique petit livre sur la discipline personnelle et communautaire du chrétien : « De la vie communautaire ».
Le prix de la grâce
Ce livre est sans doute l’écho le plus clair que nous puissions avoir de ce retournement radical qui a mené Bonhoeffer vers une vie chrétienne exigeante. Il termine ainsi un des premiers cours qu’il donne à ses étudiants (ils ne sont pas encore installés à Finkenwald) : « Le Sermon sur la montagne n’est pas une parole qu’on peut manipuler ; ici cela ne va pas, là cela ne va pas ; ici il y a conflit. Cette parole n’est productive que si on lui obéit, si on l’écoute. Elle n’est pas à disposition de notre propre mise en valeur, elle n’est pas ‘à l’emporter’ en vue d’une réflexion. C’est une parole contraignante et souveraine ».
Le titre original en allemand est Nachfolge, difficilement traduisible en français. Il signifie littéralement « suivance ». Il est fréquemment traduit par « imitation de Jésus-Christ », ce qui n’est pas très satisfaisant. Le choix des traducteurs, en parlant du « prix de la grâce », a été de mettre l’accent sur le premier chapitre du livre qui s’élève contre « la grâce à bon marché ».
La grâce à bon marché est l’ennemie mortelle de notre Eglise. Actuellement, dans notre combat, il en va de la grâce qui coûte. La grâce à bon marché, c’est la grâce considérée comme une marchandise à liquider, le pardon au rabais, la consolation au rabais, le sacrement au rabais ; la grâce servant de magasin intarissable à l’Eglise où des mains inconsidérées puisent sans hésitation ni limite ; la grâce non tarifiée, la grâce qui ne coûte rien. Car on se dit que, selon la nature même de la grâce, la facture est définitivement réglée. (…) Dans cette Eglise le monde trouve, à bon marché, un voile pour couvrir ses péchés, péchés dont il ne se repent pas et dont, à plus forte raison, il ne désire pas se libérer. De ce fait, la grâce à bon marché est la négation de la Parole vivante de Dieu, la négation de l’incarnation de la Parole de Dieu ».
Contre cette grâce à bon marché, Bonhoeffer présente l’obéissance de celui qui, ayant reçu la grâce, et précisément parce qu’il l’a reçue, s’engage sur une route nouvelle d’obéissance à la suite du Christ. Car la grâce est aussi libération et commencement d’une vie nouvelle. Bonhoeffer ne s’oppose en rien à l’accent de la Réforme sur la gratuité du salut. Au contraire, dans les premières pages de son ouvrage, c’est à Luther qu’il se réfère contre une compréhension déformée de la tradition luthérienne qui se fonde sur une interprétation malheureuse du pecca fortiter de Luther . Car, dans cette obéissance, il ne s’agit pas de se remettre sous la loi, mais bien d’entrer dans la liberté :
Lorsque l’Ecriture sainte parle d’obéissance à Jésus, elle annonce par là la libération de l’homme à l’égard de tous les préceptes humains, à l’égard de tout ce qui opprime, de tout ce qui pèse, de tout ce qui cause du souci et tourmente la conscience. Sur la voie de l’obéissance, les hommes abandonnent le joug pénible de leurs propres lois pour prendre le joug de Jésus-Christ qui est doux. Est-ce là porter atteinte au sérieux du commandement de Jésus ? Non, car c’est, bien au contraire, seulement là où subsiste le commandement tout entier de Jésus-Christ, son appel à l’obéissance sans réserve, qu’est possible la totale libération de l’homme qui permet la communion à Jésus (…) Quant à nous, ce que nous savons, c’est que, en toute certitude, ce sera une voie d’une infinie miséricorde. L’obéissance, c’est la joie .
Cette joyeuse obéissance n’a rien de facultatif. Bonhoeffer ira jusqu’à écrire : « Seul le croyant est obéissant et seul celui qui obéit croit ». Si cette affirmation se veut pleinement située dans la ligne de la Réforme, il faut reconnaître que la démarche de Bonhoeffer – et l’expression Nachfoge elle-même – s’inscrit plus dans l’héritage anabaptiste que directement dans celui de Luther. En effet, ce qu’on a appelé la Réforme radicale a mis l’accent de façon toute particulière sur le Sermon sur la montagne et l’obéissance à son enseignement de vie comme conséquence et signe de l’accueil de la grâce. Mais il est clair que ce livre a profondément marqué l’ensemble du protestantisme.
De la vie communautaire
Comme nous l’avons vu, ce petit livre est le fruit direct de l’enseignement et de l’expérience de Finkenwald. Il s’agit d’un véritable petit traité de spiritualité qui assume, dans une perspective protestante certains éléments de l’héritage chrétien qui étaient facilement oubliés dans les Eglises issues de la Réforme et plus encore dans le luthéranisme de son époque. Le livre s’ouvre sur une définition de la communauté chrétienne. Donnée par Dieu, si elle est une joie, elle reste toujours une grâce et un miracle. En effet, « le cadre de la vie du chrétien n’est pas la solitude d’un cloître, mais le camp même des ennemis ». Bonhoeffer souligne ensuite que « communauté chrétienne signifie : communauté en Jésus-Christ et par Jésus-Christ ». Et il va longuement opposer la véritable communauté donnée par Dieu en Christ avec les désirs naturels de communauté pieuse. La fraternité chrétienne est en effet une réalité d’ordre spirituel et non psychique. Il est naturel que nous traînions nos rêves derrière nous, mais c’est une grâce de Dieu que ces rêves soient brisés. « Il faut même que nous soyons déçus, déçus par les autres, déçus par nous-mêmes ».
Dieu hait la rêverie pieuse, car elle fait de nous des êtres durs et prétentieux. Elle nous fait exiger l’impossible de Dieu, des autres et de nous-mêmes. Au nom de nos rêves, nous posons à l’Eglise des conditions et nous nous érigeons en juges sur nos frères et sur Dieu lui-même. Notre présence est pour tous comme un reproche perpétuel. Nous ressemblons à des gens qui pensent qu’ils vont enfin fonder une vraie communauté chrétienne et qui exigent que chacun partage l’image qu’ils s’en font .
Il nous faut au contraire entrer dans la communauté dont Dieu a posé l’unique fondement en Jésus-Christ « avec des cœurs reconnaissants et prêts à recevoir ». Et Bonhoeffer va opposer la fraternité psychique et la fraternité spirituelle. La conversion, l’amour du prochain même peuvent être des réalités psychiques, c’est à dire venant de nous-mêmes et de l’influence que des autres peuvent avoir sur nous, et cette perspective dangereuse doit toujours être purifiée par l’Esprit de Dieu .
Suivent des chapitres très concrets sur la journée de la communauté et son rythme liturgique, la journée du fidèle, sa méditation et sa prière, le service et enfin, la confession et la Cène. Derrière ces enseignements qu’il serait trop long de résumer, on retrouve l’influence de la lectio divina et l’importance du silence comme lieu et possibilité d’accueil de la Parole. On peut retrouver dans ces pages tout ce qu’il y a de meilleur dans l’héritage du piétisme allemand, mais accompagné du souci, très barthien, de ne pas plonger dans l’introspection et de garder toujours la priorité absolue à la Parole de Dieu. Le désir actuel de spiritualité que l’on rencontre dans toutes les Eglises peut trouver là une nourriture saine qui à la fois répond à l’attente profonde de beaucoup et peut protéger de bien des déviations qui l’ont accompagné au cours de l’histoire des Eglises et qui sont aujourd’hui encore d’actualité.
Pendant toute cette période, Bonhoeffer cherche bien la liberté dans la discipline et l’obéissance, la « suivance » radicale du Christ dans le concret de l’existence quotidienne. Si son engagement immédiat dans l’Eglise confessante montre bien sa volonté de résister au nazisme et à son influence sur l’Eglise et la société, la perspective reste non-violente, marquée par l’éthique du Sermon sur la montagne, et Bonhoeffer caressera même l’idée de se rendre en Inde pour rencontrer Gandhi. Toute cette dimension doit nous rester présente à l’esprit, elle forme l’arrière-plan de ce qui va suivre, un arrière-plan qu’il serait faux de vouloir effacer, même si les événements vont conduire Dietrich Bonhoeffer à évoluer.
La résistance active
Action
Faire et oser non pas n’importe quoi, mais ce qui est juste.
Non pas planer dans le possible, mais saisir avec courage le réel.
Ce n’est pas dans les fuyantes pensées, mais dans l’action seule qu’est la liberté.
Romps le cercle de tes hésitations anxieuses pour affronter la tempête des événements,
porté seul par la loi de Dieu et par la foi,
la liberté accueillera ton esprit dans la jubilation.
Jusque là, la résistance de Bonhoeffer est toute spirituelle, ecclésiale et théologique. A partir de 1938, Bonhoeffer n’a plus de fonction dans l’Eglise, le séminaire étant fermé et lui-même étant dans l’impossibilité de prendre un poste pastoral en Allemagne. Il va être chargé de la poursuite – informelle – de la formation d’un certain nombre de pasteur, en dehors de toute structure fixe. Il va encore voyager pour l’œcuménisme et reçoit une invitation des Etats-Unis. Un de ses problèmes est d’éviter le recrutement dans l’armée. Il accepte donc et réussit à partir ; nous sommes en juin 1939. Arrivé en Amérique, il s’aperçoit que ses amis souhaitaient le voir rester et ont beaucoup fait pour le faire sortir d’Allemagne. On lui propose des conférences et surtout de s’occuper des réfugiés allemands de New York. Il va passer là par une crise difficile se demandant quelle était sa voie. Il décidera finalement de revenir en Allemagne. Il en explique bien les raisons dans une lettre adressée à Niebuhr :
J’ai fait une erreur en venant en Amérique. Je dois traverser cette période difficile de notre histoire nationale avec les chrétiens d’Allemagne. Je n’aurai pas le droit de participer à la reconstruction de la vie chrétienne en Allemagne après la guerre, si je ne partage pas les épreuves de ce temps avec mon peuple… En Allemagne, les chrétiens auront à affronter la terrible alternative ou de vouloir la défaite de leur nation pour que survive la civilisation chrétienne, ou de vouloir la victoire de leur nation, et par conséquent la destruction de notre civilisation. Je sais laquelle de ces deux solutions je dois choisir ; mais je ne puis faire ce choix dans la sécurité .
Bonhoeffer revient donc en Allemagne. Il a, par sa famille et par des amis, des contacts avec des personnages importants qui ont pris, depuis plus ou moins longtemps, conscience, de la nécessité de renverser Hitler. Il y a là un virage, celui du passage d’une résistance spirituelle et morale à une résistance politique et active en vue du renversement du pouvoir. Bien plus tard, en prison, il expliquera sa démarche à un officier italien détenu avec lui, dans une phrase devenue célèbre : « Il déclara que, comme pasteur, il n’avait pas seulement le devoir de consoler les victimes d’un homme devenu fou et qui conduit sa voiture dans les rues encombrées de passants comme un dément, mais qu’il devait aussi tenter de l’arrêter ». Il commence alors à mener une double vie : théologien toujours engagé dans l’Eglise confessante et son combat, et conspirateur, en relation principalement avec le mouvement qui gravitait autour de l’Abwehr, les services secrets de l’armée, dirigés par l’amiral Canaris.
Pendant cette période, Bonhoeffer rédige ce qu’il considère comme devant être son œuvre principale, son Ethique . Comme le dit très bien Arnaud Corbic, il « refuse de partir des principes moraux et critique l’idéalisme et le fanatisme qui sacrifient la réalité à des principes abstraits et idolâtrent ces derniers au mépris de la réalité. Par là, Bonhoeffer s’inscrit explicitement en faux contre les principes abstraits et universalisables de Kant et des ‘hommes du devoir’. Au nom de son ‘impératif catégorique’, Kant ne refusait-il pas à un individu le droit de mentir pour soustraire un ami à la police d’un persécuteur ? C’est pourquoi le point de départ pour le Bonhoeffer de l’Ethique n’est pas la question de la vérité mais celle de la responsabilité qui s’exerce dans la ‘polyphonie des devoirs’, en référence à Jésus-Christ, ‘l’homme responsable’, ‘l’homme pour les autres’ » . Bonhoeffer critique la « pensée bicéphale » qui divise la réalité en deux plans, l’un divin, sacré, surnaturel, chrétien, l’autre laïc, profane, naturel et non chrétien. Il poursuit :
S’il est difficile de se libérer de la contrainte de cette pensée bicéphale, il n’en est pas moins certain qu’elle contredit profondément la pensée biblique comme aussi celle des Réformateurs, et qu’elle passe donc à côté du réel. Il n’y a pas deux réalités, mais une seule ; c’est la réalité de Dieu révélée en Jésus-Christ dans celle du monde. Si nous avons part au Christ, nous nous trouvons à la fois dans la réalité de Dieu et dans celle du monde. La réalité du Christ comprend celle du monde .
Il ne faut donc surtout pas choisir une de ces deux réalités aux dépens de l’autre comme ce fut symboliquement le cas, dit Bonhoeffer, du moine et du protestant libéral du 19ème siècle . « Dieu a aimé le monde en Christ et s’est réconcilié avec lui ; telle est la proclamation centrale du Nouveau Testament. Elle suppose que le monde a besoin de réconciliation, mais qu’il en est incapable par lui-même ». « L’action conforme au Christ est conforme à la réalité ». « L’homme responsable se dirigera vers son prochain en chair et en os, selon ses possibilités concrètes ». Il ne faut surtout pas croire que cet engagement concret dans la réalité et ses ambiguïtés est clair et simple. Nous sommes limités de tous côtés : notre condition de créatures, la responsabilité propre du prochain. « Dieu et le prochain, tels que nous les rencontrons en Jésus-Christ, sont non seulement la limite, mais (…) l’origine aussi de l’action responsable. C’est en méprisant cette limite, constituée par Dieu et le prochain que l’action devient irresponsable » . C’est pourquoi l’homme responsable n’a pas le droit d’agir en aveugle et doit se poser la question non seulement de la validité de son action, mais de ses chances de réussite. Lorsque la stabilité des choses est ébranlée, lorsqu’il se trouve dans un cas limite, le chrétien ne peut plus faire appel à des repères classiques et éprouvés. Il doit rompre le cercle de ses hésitations anxieuses pour affronter la tempête des événements. Et on ne peut entendre les lignes qui suivent que comme une confession autobiographique :
La nécessité extraordinaire fait appel à la liberté des hommes responsables. Il n’y a aucune légalité derrière laquelle ils pourraient s’abriter. Rien ne peut, par conséquent, face à une telle nécessité, leur imposer telle ou telle décision. Ils ne peuvent ici que renoncer à toute loi, sachant que la libre décision qu’ils sont appelés à prendre comporte des risques, et avouant qu’ils enfreignent la loi, que c’est la nécessité qui fait loi, tout en reconnaissant dans cette violation même la validité de la loi ; c’est par le seul renoncement à la légalité que le responsable abandonne sa décision et ses actes à la direction divine de l’histoire. (…) Celui qui est lié à la loi comme celui qui prend librement ses responsabilités devra écouter l’accusation de son adversaire et y faire droit. Personne ne pourra être le juge de son semblable. Le jugement appartient à Dieu .
Cette liberté responsable qui transgresse la loi tout en lui reconnaissant sa validité de loi pourrait être invoquée dans les actions non-violentes qui revendiquent de porter ensuite les conséquences de la transgression. Je pense à des actions comme celles de Martin-Luther King. Bonhoeffer connaissait ce courant par Lasserre et par le mouvement de Gandhi. Mais il va ici bien plus loin et quand il parle des risques qu’un tel engagement comporte, il pense à la fois au risque de donner sa vie comme à celui – qui n’est sans doute pas pour lui le moins important – d’être ensuite rejeté par les chrétiens et l’Eglise à cause de son engagement. Il s’est demandé si ses engagements souterrains pourraient compromettre plus tard l’exercice de sa profession .
Il y a donc, chez Bonhoeffer une admirable prise au sérieux de la tension éthique qui peut exister dans de semblables situations et aucune manière de la réduire. Il ne justifie pas son action en prouvant que c’est ce qu’il fallait faire, mais revendique l’exercice de sa liberté responsable. Et pour reprendre la fin de la strophe du poème qui introduisait cette partie, ce n’est que dans cette engagement devant Dieu et en Christ que peut se trouver la joie. Quand tu seras porté « seul par la loi de Dieu et par la foi, la liberté accueillera ton esprit dans la jubilation ».
Les années de prison
Souffrance
Métamorphose miraculeuse ! Fortes et actives,
Voici tes mains liées. Impuissant et solitaire, tu vois la fin de tes actes. Mais tu respires et déposes ce qui est juste entre des mains plus fortes et tu t’apaises.
Un seul instant tu atteignis à la joie de la liberté,
puis tu la remis à Dieu afin qu’il la parfît magnifiquement.
Bonhoeffer profite de ses voyages œcuméniques et de sa couverture d’agent de l’Abwehr pour entrer en contact avec les alliés. La conjuration va essayer d’assassiner Hitler et, en mars 1943, la tentative échoue. Parmi d’autres, il sera arrêté et commence pour lui un temps nouveau qui sera fertile en réflexions théologiques.
Dans une première période qui durera assez longtemps (avril 1943 – octobre 1944), Bonhoeffer sera détenu à la prison de Tegel, à Berlin, qui est une prison militaire et sa situation sera relativement douce. Il peut recevoir des livres et écrire. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera transféré, des documents compromettants ayant été trouvés, à la prison de la Gestapo de la Prinz- Albrecht-Strasse. A partir de là, la porte se referme et il passera les derniers mois dans un isolement plus complet avant d’être mené à Buchenwald. Pendant toute cette période que nous connaissons par certains témoignages mais surtout par les lettres qu’il échange avec l’extérieur, il continue de suivre sa discipline spirituelle personnelle. Surtout, sa théologie va évoluer et c’est cette évolution de sa spiritualité – car les deux sont indissociables chez lui – que je voudrais esquisser maintenant.
Vers un christianisme non religieux
Le pasteur et théologien qu’il n’a jamais cessé d’être s’était toujours trouvé dans des milieux d’Eglise et c’était là qu’il vivait son combat. La période précédente l’avait déjà ouvert à une autre perspective. Tout en restant intégré à l’Eglise confessante, il entretenait des liens avec la résistance qui se situaient déjà sur un autre plan. Son Ethique et la manière dont il insiste sur situation du chrétien dans le monde en sont un témoignage. Mais, en prison, ses compagnons de captivité, son environnement tout entier, le plongent dans une autre réalité. S’il reste pour eux un pasteur, il se retrouve sans cesse au milieu de personnes qui partagent certains de ses engagements mais auxquels la religion est étrangère. Il entre alors dans une nouvelle période de sa réflexion qui se centre sur le fait que le monde est devenu non religieux. Quelle est alors la pertinence de notre manière religieuse d’annoncer et de vivre l’Evangile ?
La question de savoir ce qu’est le christianisme et qui est le Christ, pour nous aujourd’hui, me préoccupe constamment. Le temps où on pouvait tout dire aux hommes, par des paroles théologiques ou pieuses, est passé comme le temps de l’intériorité et de la conscience, c’est à dire le temps de la religion en général.. Nous allons au devant d’une époque totalement irreligieuse ; tels qu’ils sont les hommes ne peuvent tout simplement plus être religieux (…) Comment le Christ peut-il devenir le Seigneur des non religieux ? Y a-t-il des chrétiens sans religion ? Si la religion n’est qu’un vêtement du christianisme – et ce vêtement lui-même a changé d’aspects à différentes époques - qu’est-ce donc alors qu’un christianisme non religieux ?
De même que Paul s’était posé la question de savoir si la circoncision était nécessaire au salut – et y avait répondu négativement – la question d’aujourd’hui ne serait-elle pas d’examiner si la religion elle-même est nécessaire au salut ? Le risque, pour Bonhoeffer, lorsque l’on veut maintenir un discours religieux, c’est de voir Dieu reporté aux limites toujours reculées des connaissances humaines.
C’est au fond toujours un deus ex machina qu’ils font apparaître, ou bien pour résoudre apparemment des problèmes insolubles ou bien pour le faire intervenir comme la force capable de subvenir à l’impuissance humaine ; bref, ils exploitent toujours la faiblesse et les limites des hommes. Evidemment, cette manière de faire n’a de chance de durer que jusqu’au jour où, par leurs propres forces, les hommes repousseront quelque peu leurs limites et où le deus ex machina deviendra superflu (…) J’aimerais parler de Dieu, non aux limites mais au centre, non dans la faiblesse mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l’homme .
Cette critique d’un Dieu « bouche-trou », nous la retrouvons chez d’autres, mais peut-être moins radicalement poussée jusque dans ses ultimes conséquences. Rappelons-nous que nous n’avons pas devant nous une réflexion théologique aboutie, mais les questions que se pose Dietrich Bonhoeffer et qu’il adresse à son ami autant pour clarifier sa pensée que pour attendre, de sa part, une réaction. Il critique donc cette manière d’abaisser l’homme et de souligner ses faiblesses pour laisser une place nécessaire à Dieu. Le monde s’est trouvé engagé, sans doute, selon Bonhoeffer, depuis le 13ème siècle environ dans un mouvement vers l’autonomie humaine. « L’homme a appris à venir à bout de toutes les questions importantes sans faire appel à ‘l’hypothèse Dieu’ ». Le monde devient de plus en plus majeur, forçant en quelque sorte l’Eglise à limiter la pertinence de son discours aux questions ultimes. Pour le reste - la science, l’éthique, l’art - le monde sait maintenant très bien se passer de Dieu.
C’est le regard que nous portons sur le monde qui est en cause et Bonhoeffer l’accuse d’être souvent faux et manipulateur à cause de notre désir de trouver dans les faiblesses et les lacunes des hommes une place pour Dieu. Bonhoeffer adresse de vives critiques à cette apologétique chrétienne qui, utilisant parfois psychologie ou philosophie existentielle, cherche à ramener l’homme devenu adulte au temps de sa puberté en le plaçant devant des problèmes qui, en fait, ont cessé de la préoccuper .
Je voudrais arriver à ce que Dieu ne soit pas introduit en fraude par un biais habilement dissimulé, mais qu’on reconnaisse simplement le caractère adulte du monde et de l’homme ; qu’on n’ « éreinte » pas l’homme dans sa laïcité, mais qu’on le confronte avec Dieu par son côté fort, qu’on renonce à tous les « trucs » ecclésiastiques et qu’on ne cherche plus dans la psychothérapie ou la philosophie existentielle des voies d’approche vers Dieu. La Parole de Dieu trouve l’indiscrétion de tous ces hommes beaucoup trop inélégante pour devenir leur alliée. Elle ne s’allie pas avec la révolte que suscite la méfiance, la révolte par le bas. Elle règne .
On trouve chez Bonhoeffer une acceptation fondamentale de la vie et de sa beauté qui se matérialisera par ses fiançailles en janvier 1943, quelques mois avant son arrestation. Il écrira d’ailleurs à Maria, sa fiancée : « notre mariage sera un oui à la terre de Dieu ». Il y a là, comme dans toute l’attitude que nous avons essayé de décrire,, et Arnaud Corbic le remarque bien dans son livre, comme un écho et une réponse à la critique que Nietzsche adresse au christianisme. Et il me semble qu’il ne serait pas impossible de comparer cette réflexion à celle qu’Emmanuel Mounier mène exactement à la même époque et qui aboutira à son petit livre : « L’affrontement chrétien ».
La faiblesse de Dieu
Ce caractère adulte du monde et de l’homme n’est pas seulement le fruit de la modernité et de sa volonté de se passer de Dieu, il s’enracine aussi théologiquement dans la relation que Dieu entretient avec les hommes.
Nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu’il nous faut vivre dans le monde – etsi deus non daretur . Et voilà justement ce que nous reconnaissons – devant Dieu, qui lui-même nous oblige à l’admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître de façon plus vraie notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Mc 15.34 ) ! Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde sans l’hypothèse de travail Dieu est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. Mt 8.17 indique clairement que le Christ ne nous aide pas par sa toute-puissance, mais par sa faiblesse et ses souffrances. Voilà la différence décisive d’avec toutes les autres religions. La religiosité de l’homme le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu dans le monde, Dieu est le deus ex machina. La Bible le renvoie à la souffrance et à la faiblesse de Dieu ; seul le Dieu souffrant peut aider. Dans ce sens, on peut dire que l’évolution du monde vers l’âge adulte dont nous avons parlé, faisant table rase d’une fausse image de Dieu, libère le regard de l’homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance .
Cette perspective, qui pouvait paraître aussi nouvelle que choquante lorsque Bonhoeffer la propose est devenue aujourd’hui assez largement partagée par bien des spirituels et théologiens chrétiens ou juifs. On peut penser à la célèbre conférence d’Hans Jonas : « Le concept de Dieu après Auschwitz » ou au « Dieu crucifié » de Moltmann. Mais aussi à « L’humilité de Dieu » ou à « La souffrance de Dieu » de François Varillon ainsi qu’à telle page du journal d’Etty Hillesum .
Comment envisager aujourd’hui, quelque 60 ans plus tard, cette perspective non religieuse du christianisme ? Il me semble qu’il faudrait d’abord s’appliquer à l’interpréter dans son contexte et non à en faire un argument pour soutenir d’autres convictions. Lorsque certains théologiens protestants sont allés jusqu’à parler de la mort de Dieu, ils ont cru pouvoir trouver en Bonhoeffer un allié et un précurseur. Or, ce n’est pas Dieu, ni le règne du Christ que Bonhoeffer met en cause, mais la manière de l’annoncer et de le présenter. Il existe, dans le monde entier et depuis toujours une catégorie religieuse qui ne dépend nullement de la révélation chrétienne. Le christianisme s’y est installé jusqu’à devenir la religion principale. Or, cette catégorie n’est plus considérée comme pertinente - aux yeux de Bonhoeffer en tout cas – pour nos contemporains occidentaux. Cela n’est pas nouveau, mais longtemps, le christianisme a trouvé, aux limites de l’humain, une place pour sa parole. Or, ces limites ont tellement reculé que la religion est devenu un langage qui ne parle plus. Dieu, le Christ, la révélation, la Parole de Dieu doivent-ils donc disparaître dans un monde où on peut se passer de leur existence, ou peut-on trouver une autre manière de dire et de vivre la foi ? Barth opposait déjà fortement la foi et la religion, et en cela, Bonhoeffer s’inscrit à sa suite et il en est conscient. Mais il lui reproche de ne pas avoir continué dans cette ligne et d’avoir abouti finalement à une sorte de positivisme de la révélation qui, en fin de compte, s’est réduit à une restauration .
Les remarques que nous pourrions faire aujourd’hui iraient peut-être dans deux sens contradictoires. Cette manière de considérer comme inutile l’hypothèse Dieu s’est accentuée au fil du temps et la plupart de nos contemporains l’ont parfaitement intégrée que ce soit de manière cultivée et réfléchie chez la plupart des penseurs et des philosophes ou de manière plus populaire chez la grande majorité de nos contemporains. Nombreux sont ceux qui ne sont plus concernés par la religion, mais que le Christ intéresse et questionne. La religion est donc, pour le moins, à interroger et il nous faut sans doute nous dégager et la dégager de l’image qui a été, pendants des siècles la sienne. Mais, par ailleurs, la religion ne revient-elle pas au galop sur la scène du monde ? Ne s’agit-il que des convulsions dernières d’une agonisante ou de la permanence d’une dimension qui, sous des formes sans doute différentes, demeure et demeurera car elle est l’expression, changeante certainement, d’une interrogation et d’une quête qui sont indissociables de notre humanité ? Bonhoeffer a certainement perçu et mis en valeur une dimension qui a été longtemps oubliée ou sous-estimée ; le danger, à l’inverse, serait de ne plus considérer qu’elle et d’oublier l’expérience spirituelle essentielle qui demeure. Rappelons-nous d’ailleurs que Bonhoeffer nous invite à vivre « sans Dieu », mais à le faire « devant Dieu et avec Dieu ».
Le cantus firmus
Cette articulation de l’amour de Dieu et de la vie quotidienne est d’ailleurs magnifiquement exprimée, dans les lettres de Bonhoeffer par la métaphore du cantus firmus, la voix principale dans la polyphonie.
Tout grand amour comporte le danger de nous faire perdre de vue ce que j’aimerais appeler la polyphonie de la vie. Je m’explique : Dieu et son éternité veulent être aimés par nous pleinement ; mais cet amour ne doit ni nuire à un amour terrestre, ni l’affaiblir ; il doit être en quelque sorte le cantus firmus autour duquel chantent les autres voix de la vie ; l’amour terrestre est un de ces thèmes à contrepoint qui, tout en ayant leur pleine indépendance, se rapportent néanmoins au cantus firmus (…) Où le cantus firmus est clair et distinct, le contrepoint peut s’épanouir aussi puissamment que possible. Les deux sont inséparables et pourtant distincts, pour parler la langue de Chalcédoine, comme les natures humaine et divine du Christ .
Bonhoeffer rappelle à cette occasion la présence dans la Bible du Cantique des Cantiques qui est un hymne à l’amour humain. Il ne s’agit donc aucunement de dévaloriser nos amour terrestres au profit du seul amour de Dieu ou, pour reprendre ses formules, les réalités avant-dernières au profit des seules réalités dernières. C’est au contraire la présence et la force de cet amour pour Dieu qui donne tout son poids à l’amour des prochains qui nous entourent. Non seulement cette remarque vient corriger bien des déviations possibles de la spiritualité, mais elle souligne encore à quel point il serait dangereusement faux de ne voir en Bonhoeffer que le chantre du monde et de l’homme devenus adultes.
Devenir chrétien
Le chrétien n’est donc pas avant tout un homme religieux, mais un homme pour les autres. De même que le Christ l’a été, de même que l’Eglise est appelée à l’être. Comme le dit le poème que nous citons en exergue, il est en paix, entre les mains de Dieu. Mais surtout, il est dépréoccupé de lui-même et cherche simplement à vivre, devant Dieu et avec lui, sa vie d’homme.
J’ai compris plus tard et je continue d’apprendre que c’est en vivant pleinement la vie terrestre qu’on parvient à croire. Quand on a renoncé complètement à devenir quelqu’un – un saint, ou un pécheur converti, ou un homme d’Eglise (ce qu’on appelle une figure de prêtre), un juste ou un injuste, un malade ou un bien-portant – afin de vivre dans la multitude des tâches, des questions, des succès et des insuccès, des expériences et des perplexités – et c’est cela que j’appelle vivre dans le monde – alors on se met pleinement entre les mains de Dieu, on prend au sérieux non ses propres souffrances, mais celles de Dieu dans le monde, on veille avec le Christ à Gethsémané ; telle est, je pense, le foi, la metanoia. C’est ainsi qu’on devient un homme, un chrétien .
Il s’agit d’abandonner toute préférence, tout désir de devenir quelqu’un. On peut penser ici à « l’indifférence » qui tient dans les Exercices comme dans la spiritualité chrétienne une telle place et qui invite à se remettre avec une entière confiance entre les mains de Dieu. Tant que je cherche à devenir quelqu’un de particulier, fût-ce un saint, je suis encore centré sur moi-même et mon devenir. Alors que c’est en acceptant pleinement la réalité qui nous est donnée, telle qu’elle nous est donnée et en cherchant à y répondre avec le Christ, en partageant la souffrance de Dieu pour le monde, que l’on s’ouvre à la foi et que l’on devient chrétien.
La fin
La mort
Approche, fête suprême sur le chemin de l’éternelle liberté,
Mort, romps les chaînes et les murs importuns
de notre corps passager et de notre âme aveugle
pour que nous puissions voir enfin ce qu’il nous est refusé de voir ici-bas.
Liberté, nous t’avons cherchée longuement dans la discipline, l’action et la souffrance.
Mourants, nous te reconnaissons dans le visage de Dieu.
Nous aurions sans doute pu nous arrêter là, en soulignant la confiance fondamentale qui animait Bonhoeffer et que nous ne pouvons dissocier de ses réflexions. Mais il est important parfois de noter l’accord profond qui existe jusqu’au bout en une personne. Certes, cette cohérence ne prouve rien et certains se tromperont jusqu’au bout avec une admirable persévérance. Mais, lorsque l’on parle de spiritualité, on ne parle pas d’idées, mais de ce qui fait vivre une personne au plus profond. La manière dont cette spiritualité est incarnée n’est donc pas sans importance.
Bonhoeffer a donc été transféré en octobre 1944 de la relativement confortable prison militaire de Tegel vers une prison de la Gestapo et sa détention a pris une forme plus proche de ce que nous imaginons lorsque nous pensons à une prison nazie. Il semble cependant qu’il n’a pas été soumis à la torture mais à des menaces et des interrogatoires éprouvants. Quelqu’un qui le rencontra plus tard à Buchenwald donna ce témoignage : « Il avait eu peur de ne pas être assez fort pour supporter cette épreuve, mais il savait maintenant qu’il n’y a rien dans la vie dont on doive avoir peur ».
En février 1945, Bonhoeffer est amené à Buchenwald. Le témoin que nous citions plus haut, Payne Best, un officier des Services secrets britanniques, écrit encore ceci : « Bonhoeffer était tout humilité et douceur ; il semblait toujours émaner de lui une atmosphère de bonheur, de joie des plus petits événements de la vie, de profonde gratitude pour le simple fait qu’il vivait encore (…) C’est un des rares hommes que j’ai rencontrés dont le Dieu était réel et aussi proche de lui ». Devant la progression des alliés, certains détenus, dont Bonhoeffer furent conduits à Flossenbürg et c’est là que le 9 avril 1945, il sera pendu, nu, par les nazis. La veille de ce jour, il avait dit à Best : « C’est la fin, pour moi c’est le début de la vie ». Voici, et nous terminerons par là, le témoignage du médecin du camp :
Par la porte entrebâillée d’une chambre dans le baraquement, j’ai vu, avant qu’on enlève leurs vêtements aux condamnés, le pasteur Bonhoeffer, à genoux devant son Dieu dans une intense prière. La manière parfaitement soumise et sûre d’être exaucée dont cet homme extraordinairement sympathique priait m’a profondément bouleversé. Sur le lieu de l’exécution, il a encore prié, puis il a monté courageusement les escaliers du gibet. La mort eut lieu en quelques secondes. En cinquante ans de pratique, je n’ai jamais vu mourir un homme aussi totalement abandonné entre les mains de Dieu ».
Louis SCHWEITZER