Je suis pasteur à Boulogne-Billancourt. Je me demande ce que je peux bien dire d’autre que de malheureuses et maladroites banalités à des personnes qui sont pasteurs ou qui ont été pasteurs pendant quelques années et qui ont une vie spirituelle qui est au moins aussi riche que la mienne. Un peu inquiet de tout ça, en bon disciple de Jésus, enfin, je ne sais pas, mais en tous cas un médiocre petit élève de Jésus, j’aime bien les histoires, et donc je vais commencer par une histoire et terminer par une histoire et j’essayerai de vous dire mes banalités entre les deux.
L’histoire, vous la connaissez peut-être. Tant pis. Vous me pardonnerez d’avoir réveillé votre mémoire. Je crois l’avoir piquée dans « Réforme », peut-être sous la plume d’Antoine Nouis. C’est un rabbin réputé, qui, une nuit, fait un rêve. Et dans ce rêve, il marche sur un chemin plutôt escarpé qui monte dans des ténèbres. Il y a quelques arbres morts de part et d’autre et inexorablement il s’avance vers une maison. Il y a quelques ombres qui passent derrière la maison. Avec étonnement, il aperçoit qu’il a des larmes qui coulent dans sa barbe. Il arrive, et il voit qu’il y a trois personnes qui sont sur le seuil de la maison avec leurs châles de prière et qu’ils l’attendent. Il arrive devant elles. Celle du centre qui lui dit : « Voilà, ton sort a été décidé. Les portes du Paradis te sont fermées à jamais. » Le lendemain matin, quand il se réveille, il se souvient de son rêve et il comprend que ce n’est pas un rêve neutre mais qu’il y avait là un vrai message. Alors, il se prépare et il s’en va tout joyeux à la synagogue pour célébrer son office. On le salue avec déférence comme d’habitude et un peu étonnés de le voir d’une si bonne humeur. Il conduit l’office avec légèreté, bonne humeur et gaîté. A la fin du service, il y a quelques-uns qui s’approchent de lui et lui demandent : »Qu’est-ce qui te rend si joyeux aujourd’hui ? » « Et bien, voilà, j’ai fait un rêve cette nuit et j’ai appris de la décision du tribunal céleste : je n’irai pas au Paradis. » « C’est cela qui te rend si joyeux ? » « Mais oui, bien sûr, parce que dorénavant je pourrai servir Dieu pour lui-même et non pas pour la récompense. » La nuit suivante, il fait à nouveau un rêve qui ressemble beaucoup au premier. Il va sur le même chemin et il monte. Il fait noir, il y a les arbres morts de part et d’autre et il s’approche de cette maison où les trois personnes sont là de nouveau sur le seuil de la porte. Il s’approche et ils lui disent : « Ecoute, tu es le bienvenu. Les portes du Paradis te sont maintenant ouvertes. »
Alors, je commence maintenant mes banalités. Il me semble que, pour ce qui est de la vie spirituelle, c’est un peu comme beaucoup de choses dans la vie. C’est pareil que dans une vie amoureuse et dans la vie d’un couple. C’est la même chose que dans l’amitié et la même chose aussi que dans l’éducation de ses enfants et de beaucoup de choses. On cherche toujours un équilibre entre ce qui est permanent et ce qui est de la vigilance, la tension, et puis, la discipline, la méthode, les repères, l’organisation. Voyez, dans la vie amoureuse, on est amoureux en permanent, dans la vie conjugale on est sage, on se réserve des moments pour cultiver son couple. Et c’est la même chose aussi dans la vie spirituelle. J’essayerai de parler de la permanence et de la discipline. Les deux paraissent contradictoires. En fait, ils sont vitalement complémentaires. Les permanences, c’est d’essayer d’être toujours, dans un coin de sa tête, en dialogue, en prière. Une image m’était venue (elle n’est vraiment pas géniale) : c’est d’être dans la même eau de la piscine peut-être que Dieu, parce que ce serait un peu présomptueux, mais néanmoins de ce que j’essaie de comprendre de ce qu’est la volonté de Dieu. Il s’agit dans le même mot de ce que je comprends de la volonté de Dieu, que ce soit en permanence que l’eau dans laquelle je vis, dans laquelle je baigne en permanence, ça soit la même que celle de ce que je comprends de la volonté de Dieu. Que ce soit donc un bain permanent. Alors, évidemment, il y en a aujourd’hui qui diraient plutôt une liaison de connexion permanente, mais qu’il soit tout le temps et inconsciemment en besoin, soit en train d’offrir, de confier ce qui est en train de se passer. Et qu’en même temps, on soit en permanence en train d’écouter, de recevoir les messages, les signes, les indications, la lumière qui nous sont envoyés. Un bain permanent. Alors, bien sûr, je dis permanent, mais si quelqu’un parmi vous arrive à ce que soit permanent, qu’il me dise tout de suite son truc, parce que moi, je n’y arrive pas. C’est quand-même l’objectif, l’espoir et le but. Cela ressemble un peu à cette fameuse prière des orthodoxes grecs : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous pécheurs ! » C’est un peu comme ça, en récitant en permanence, mais sans les mots. Simplement c’est comme une disponibilité, une attitude de l’esprit qui est de permanente écoute, permanent confinement de l’esprit. Voilà pour la première partie de la permanence.
Mais il me semble que la permanence c’est aussi ce que l’on fait toujours avant chaque rencontre, lors d’une préparation d’un culte, d’une prédication, ou de catéchisme, à chaque activité, c’est la confier. C’est dire : « Moi, je ne sais pas faire, toi, tu sais. Mais si, je sais faire, j’ai l’habitude de le faire, mais si je le fais tout seul, ce sera fait facile. Si c’est toi qui le fais, ce sera vrai. » Quand on boutonne les cent-soixante-dix-sept boutons de sa robe de pasteur, c’est évidemment fait pour cela ; pour que l’on puisse s’arrêter et dire : « Et bien, voilà, j’ai tout préparé et j’ai bien bossé, j’ai essayé de penser à tout, j’ai fait ce que je pouvais. Maintenant, débrouille-toi, c’est ton boulot ! De toute façon, maintenant, ce que je ressens c’est que je suis vide, que je suis aussi désemparé que d’habitude. Par conséquence, c’est toi qui dois te débrouiller. C’est ton truc, c’est toi qui a voulu ce culte, c’est toi qui a voulu que je le fasse. Maintenant c’est à toi de le faire. » On sent, comme on a tous senti, que tout à coup c’est vrai. On est soulagé, on est déchargé et on peut entrer tout joyeux, comme l’autre d’ailleurs, dans le temple et puis plonger, et puis, comme disent les sportifs, tout donner, et puis, une fois que l’on a fini de prêcher on s’assied et on se rend compte une fois de plus que l’on a été nul, on se rend compte une fois de plus que l’on a dit des mots qui sont maladroits, qui sont crus, qui sont de pauvres mots, que l’on n’a rien dit. Et puis, à la sortie il y a souvent quelqu’un qui vous dit : « Ah, Monsieur le Pasteur, Merci, parce que j’ai eu l’impression qu’aujourd’hui vous parliez justement pour moi et c’était exactement ce que j’avais besoin d’entendre. » Evidemment, on dit « Merci ! »
Tout confier ? Il n’y a pas photo. Chaque fois quelque chose a foiré et je me suis planté. Et chaque fois que j’ai confié ce que j’avais à faire, tout petit, une prédication, une petite décision de la vie et que je l’ai confié, ça c’est bien passé, même quand j’ai cru que ça s’est passé mal. Avec le temps, avec le recul on s’aperçoit, on découvre que ça a permis quelque chose, que cela a déclenché quelque chose pour soi ou pour autrui, malgré l’échec apparent. En tout cas, c’est mon expérience personnelle, et dans ma vie, cela n’a jamais raté. Quand j’oublie de confier, parce que l’on sait faire, on a de l’habitude, parce que l’on le maîtrise bien, parce que l’on a bien préparé, ça s’est bien passé parce que l’on connaît le public. Et puis, quand on confie, même quand cela paraît fragile… Voilà un peu pour la permanence.
L’autre aspect, c’est la discipline, la méthode, la rigueur. Il y a besoin de rigueur, et de ne pas rigoler avec la rigueur. Chaque matin, sitôt que tu te lèves, et bien, dès que tu as repris tes esprits et que tu te mets à genoux. Tu confies la journée, ce que tu auras à faire, les rencontres que tu vas faire, les tâches que tu auras à remplir, et les imprévus y compris ces maudits imprévus qui foutent en l’air le programme. On confie tout. Bien entendu, il ne faut pas prier trop longtemps, parce que l’on va penser à autre chose. Eh bien, tant pis, on pense à autre chose : à ce que l’on a vécu la veille, à sa famille, à la voiture qu’il faut faire réparer. Et tant pis, on y revient et s’obstine en prenant le temps jusqu'à ce que, effectivement, tu aies tout dit sur ce que tu as à faire. On prend le temps. A jour. On s’aide ; éventuellement on fait une liste de personnes qui ont besoin d’être confiées, que l’on a envie de confier. On prend une liste, parce que sinon, on en oublie. On prend une liste, parce qu’autrement c’est très vite que l’on ne prie que pour soi-même et pour ses proches et pour ses propres soucis et on oublie ce que l’on a à porter, alors que la prière, c’est fait pour offrir, et non pas pour demander. Une liste, parce que l’on tire Dieu par un pan de sa robe et on lui dit : « Je te rappelle un tel ou un tel, parce que tu ne peux pas le laisser comme ça, parce que ce n’est pas possible, parce que ce n’est pas digne de toi, parce qu’il faut que tu fasses quelque chose, que tu te souviennes d’un tel ou d’un tel. » Si on a une liste, eh bien, on y pense.
Et puis, l’aspect discipline, il n’est peut-être pas forcément fini là, une fois que l’on est là, il faut que quand on arrive au bureau (cela peut être une autre horaire pour chacun), rebelote, cette fois on ouvre sa Bible et sa lexico, et on prend un chapitre du Premier Testament et on ajoute un morceau du Nouveau Testament. On démarre de Genèse 1 et on finit à Apocalypse 21. Cela prend quelques années et on recommence. La difficulté, pour moi en tout cas, c’est d’avoir à ce moment là, pas la même lecture que quand on prépare une prédication, mais c’est d’avoir une lecture qui ne soit pas scientifique, qui ne soit pas celle que l’on a apprise à la fac, mais qui reste celle du premier ou du second degré, mais pas au-delà. Que ce soit une lecture où l’on dit au texte d’abord : « J’attends de toi que tu me dises ce que tu attends de moi aujourd’hui. » C’est difficile pour nous, qui avons fait des études. Moi, je le ressens comme difficile. Mais c’est ce qu’il me semble ce que nous avons à faire. Et puis, après, quand on a lu la Bible, eh bien on se met à genoux et on dit le Notre Père. Et comme disait Simone Weil, on recommence autant de fois qu’il faudra jusqu’à ce que l’on ait dit le Notre Père en entier en ayant pesé chaque mot, en ayant écouté chaque mot, et s’étant concentré sur chaque mot. Tant pis s’il faut recommencer cinq ou six fois, parce comme elle le dit, et elle a raison, il n’est pas possible de dire le Notre Père en pesant et en écoutant chaque mot sans que quelque chose ne bouge dans notre âme, notre esprit en nous. Ce n’est pas possible. Et après, la journée peut commencer, on l’a confiée.
Je pourrais évoquer autre chose, c’est la spiritualité que l’on partage dans la paroisse. C’est la prière en conseil presbytéral, toujours un peu délicate. C’est la prière avec les catéchumènes, en prenant le risque des sourires et des faux-rires. C’est la prière avec quelqu’un. Chaque fois c’est délicat, parce que jamais il ne faut forcer, toujours il faut respecter ce que ceux qui n’ont pas forcément l’habitude de prier, et même ceux qui sont au Conseil et encore plus s’ils sont au catéchisme. Néanmoins, c’est mon expérience, que l’on a toujours raison d’oser. A moins que l’on ait un signal contraire avant, mais on a toujours raison d’oser, et moi je me reproche souvent de ne pas l’avoir fait et de m’être prêté en telle ou telle situation. On a toujours raison de plonger. On a toujours raison aussi d’éviter la langue de bois et de parler de ce qui concerne les personnes qui sont là. Ne pas se contenter de la langue de bois avec les formules habituelles. Il me semble qu’oser parler de ce qui touche les personnes, ça signifie aussi que l’on n’a pas peur des larmes et que si la personne avec laquelle on prie est très émue à l’issue de la prière avec des larmes aux yeux. Il ne faut pas forcément dire tout de suite : « Ce n’est pas grave. » Cela veut dire qu’elle a simplement été mise devant Dieu et entre les mains et sous le regard de Dieu. Cela mérite d’être ému et ce n’est pas grave. Simplement, alors que l’on a des garde-fous à s’imposer, ne te fais pas manipuler dans la prière. On peut évidemment faire une sorte de chantage moral, un chantage spirituel. On peut utiliser la prière pour en faire une leçon de catéchisme ou une leçon de mœurs, d’une façon que la personne doit vivre. C’est facile de le faire dans une prière.
Personnellement, je n’ai pas prié avec mes enfants, parce que mon père avait trop prié avec moi. Maintenant, je le regrette, d’ailleurs, de ne pas avoir prié avec mes enfants. C’est cette crainte là, ce respect d’autrui qui m’en a empêché. Il y a des garde-fous à ne pas manipuler celle ou celui avec lequel on parle, mais il ne faut pas les forcer non plus : à prier, à entrer dans des schémas théologiques ou spirituels qui ne sont pas les siens. Ne rien promettre non plus. Dans la prière, ne pas trop demander. Mieux vaut dire que l’on ne sait rien s’il y en aura une guérison. On n’en sait rien si la situation bloquée, si l’intervention chirurgicale, la démarche administrative sera résolue, on n’en sait rien. En revanche, on peut offrir, offrir ce qui se passe, ce qui nous tourmente, on peut présenter la personne, la situation et on peut toujours demander la force, la présence, la lumière ; ça on a le droit de demander. Ne pas être charlatan, ne pas promettre ce que l’on n’est pas sûr de pouvoir assurer. On pourrait ajouter aussi une prière plus spécifique qui met en jeu notre spiritualité ; quand il y a une demande d’un exorcisme. Je ne sais pas s’il faut en parler maintenant et s’il y une question. Mais là aussi, il y a peut-être quelques repères que l’on peut se donner à soi-même dans une situation de ce genre.
Je m’arrêterai avec une autre histoire. C’est un pasteur qui a la chance d’avoir un concierge dans son temple. Un jour, il lui dit : « Je vois chaque jour, à midi, un homme, un sorte de clochard, qui entre dans le temple et n’y reste pas longtemps – je ne sais ce qu’il y fait. Il y a quand-même l’argenterie de la Sainte-Cène et le tronc de l’entrée. Cela m’ennuie. Pourriez-vous regarder et être un peu vigilant ? » « Oui, bien sûr ». Il regarde plusieurs jours de suite. Effectivement, l’homme, un peu clochard, entre et y reste à peine deux minutes se tenant devant la croix, et il ressort. Au bout d’un moment, le gardien l’apostrophe et lui demande : « Dites-donc, vous venez tous les jours. Mais qu’est ce que vous cherchez. Qu’est-ce que voulez ici ? » « Eh ben, je ne veux pas déranger, je viens juste prier. » « Allons, vous ne venez pas prier, vous ne restez pas assez longtemps pour prier ! » « Ben, c'est-à-dire que moi, des longues prières, je ne sais pas faire, je ne sais ce qu’il faut dire, ce que l’on doit dire. Je ne sais pas faire de phrases. Je me contente de dire : ‘Jésus, c’est Simon.’ Puis, je reste une petite minute en silence et puis je m’en vais. »
Quelque temps plus tard, le malheureux Simon est renversé par une voiture. Il va à l’hôpital où on le soigne. Il est assez gravement touché. Au bout de quelque temps il est mis dans une salle commune où il y a justement le genre S.D.F. Cette salle est réputée de tout le personnel de l’hôpital, parce que ça râle tout le temps. Ceux qui ont mal crient, ils geignent, ils se plaignent. D’autres râlent parce que la bouffe n’est pas bonne, ou parce qu’ils sont trop nombreux ou parce qu’une infirmière n’est pas gentille. Bref, l’ambiance est désastreuse. Puis, sans que l’on s’en aperçoive vraiment, progressivement l’ambiance se calme. Un jour, une infirmière qui passe dans le couloir entend des éclats de rire. Stupéfaite, elle s’arrête. Elle s’approche de la porte et elle entend des gens bavarder avec bonne humeur. Elle tend encore plus l’oreille et elle s’en aperçoit même qu’ils plaisantent et s’encouragent les uns les autres. Stupéfaire, elle entre et elle demande : « Mais qu’est-ce qui vous arrive là. Qu’est-ce qui a changé. Avant, c’était une salle impossible. Vous étiez sans cesse en train de râler et de jaser, et maintenant… » « Ah, mais c’est la faute de Simon. » « La faute de Simon ? Mais pourquoi ? » « Ben oui, c’est un des plus amochés de nous tous, il souffre beaucoup et ça se voit bien. Mais il ne se plaint jamais. Il ne râle pas. Il sourit même. Il plaisante même parfois. Et le comble, il nous encourage même les uns et les autres. » L’infirmière s’approche du lit de Simon et demande : « Mais écoutez, vous êtes un miracle vous. Comment ça se fait. Si vous aviez vu la salle avant que vous arriviez… C’est quoi votre truc ? » « O ben, je n’ai aucune mérite, c’est grâce à mon visiteur qui vient me rendre joyeux chaque jour. » « Votre visiteur ? Vous n’avez jamais eu de visiteur. Vous n’avez pas de famille. Personne n’est jamais venu demander de vos nouvelles. Du soir au matin, personne ne vient vous voir. Alors, quand est-ce qu’il vient, votre visiteur ? » « Eh ben, chaque jour à midi, il est là près de mon lit. Je le vois et il me dit : Simon, c’est Jésus ».