Dans une de ses réflexions retrouvées après sa mort, La Rochefoucauld écrit : « Il faut éviter de parler longtemps de soi-même et de se donner souvent pour exemple » (De la conversation). Cette sagesse m’est venue à l’esprit comme une douce consolation au moment où j’ai préparé cette intervention, car elle allège considérablement ma tâche. Toutefois, même si ce n’est pas long, le sujet m’oblige à utiliser la première personne du singulier et, à défaut de me donner pour exemple, de donner quelques exemples. Le schéma classique de la lectio divina donne un bon angle d’entrée : lectio – meditatio – oratio – contemplatio.
Lectio.
Par périodes j’ai fait de vaines tentatives pour pratiquer une lecture régulière et systématique de la Bible. Récemment des âmes fraternellement intentionnées m’ont fait cadeau de La Bible en 1 an qui, selon le préambule, propose « un ‘menu’ quotidien d’une rafraîchissante diversité ». Malgré cette recommandation alléchante, je sais que je n’y arriverai jamais et que je continuerai, par intermittence, à lire tel ou tel livre de la Bible in extenso et notamment à me nourrir des psaumes.
Or la lecture du pasteur ne se limite évidemment pas à la lecture de la Bible. En fonction de ses intérêts personnels, chaque pasteur a le devoir de s’instruire en lisant. Qui étudie un auteur théologique, qui affectionne la littérature contemporaine, qui a une prédilection pour les grands classiques, qui se spécialise dans un sujet pointu, et j’en passe. Mais quand est-ce que un cahier des charges soigneusement rédigé par le conseil presbytéral fait-il mention de ce devoir ? Dans la plupart des cas, cette omission n’est sans doute pas délibérée, ce qui constitue une raison de plus pour rappeler l’importance de ce point spécifique.
Meditatio.
Le mot est aujourd’hui plurivoque, mais dans la grande tradition de l’Eglise il est associé à une réflexion biblique et théologique. Il s’agit de l’appropriation et de l’application de ses lectures. La méditation est un travail. Elle est ce que les Allemands, avec une expression inégalable, appellent ein Nachdenken. Pour le pasteur, un tel Nachdenken préparatoire s’effectue dans le champ immense qui précède tout discours au sein de l’Eglise et qui sert de soubassement à toute prédication. C’est cela une existence théologique, dont un des instruments les plus essentiels est l’écriture. Toute forme de méditation n’aboutit pas nécessairement à l’écriture, mais la pensée peut résister à l’oubli et s’exercer à la précision, si elle s’accroche à une expression écrite.
Oratio.
Le dictionnaire de la langue philosophique de Paul Foulquié (1962) indique un sens spécial de « méditation » : « Réflexion mêlée de prière sur un objet religieux de pensée. Lorsque la prière devient l’essentiel, on a l’oraison » (p. 431). Le terme oraison n’est guère utilisé de nos jours, si ce n’est que ceux d’oraison funèbre, souvenir de Bossuet à Versailles, d’oraison dominicale ou, à la rigueur, d’oraison jaculatoire pour dénoter une prière courte et concentrée.
Dans une existence chrétienne, et a fortiori dans une existence pastorale, foi et prière sont indissociables. « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien » dit Evagre le Pontique à la fin du IVè siècle. Et quelques décennies plus tard, Prosper d’Aquitaine formula cette phrase devenue célèbre : Lex orandi statuat lex credendi, afin de mettre en évidence que le contenu de la foi doit pouvoir se transformer en prière. Je pense que la place réservée à la prière dépend beaucoup du tempérament de chacun et qu’il n’y a pas lieu de se culpabiliser, si l’on ne se trouve pas à la hauteur d’un certain discours sur la vie de prière souhaitable. Chacun a des moments privilégiés. Personnellement, je tiens beaucoup à la prière d’intercession pendant le culte. Le plus souvent je l’improvise à partir d’un texte ou de quelques notes jetées sur le papier le dimanche matin. Quand c’est possible, la prière qui réunit le pasteur et un paroissien peut aussi devenir un moment de communion authentique, mais dans tous ces cas de figure, il faut veiller à ce que la pensée précède le langage et pas l’inverse. Dès qu’on s’entend prier, on peut être à peu près sûr que les mots tournent fou.
J’en reviens à la prière dite jaculatoire qui m’est chère, parce qu’elle me rappelle la présence de Dieu dans « le malgré » de la vie et qu’elle me met en présence de Dieu. « Aussi nos prières doivent-elles être fréquentes, mais courtes, de peur que, si elles se prolongeaient, l’ennemi n’ait la possibilité d’y glisser la distraction » dit Jean Cassien, ce passeur entre l’Orient et l’Occident, dans une de ses Conférences (cité d’après O. Clément, Sources, p. 169). Ou Luther, un peu différemment : « Chaque jour, j’ai trop à faire par moi-même pour pouvoir longuement prier. Il me suffit, quand je me couche, de réciter les dix commandements et le Notre Père, puis d’aller chercher dans la Bible une sentence ou deux et de les méditer en m’endormant » (Propos de table, p. 208).
Contemplatio.
Jean Cassien : « Nous prions la porte fermée, lorsque nous invoquons sans ouvrir les lèvres Celui qui ne tient pas compte des paroles, mais regarde au cœur. Nous parlons en secret, lorsque nous parlons à Dieu par le cœur seulement et la concentration de l’âme » (ibid.). La contemplation n’est pas forcément liée à des élans mystiques. C’est se tenir devant Dieu en silence, sur le mode de la pure réception, sans résultats visibles. Moments gratuits, moments de grâce portés par la certitude du passage imperceptible de Dieu, ou plutôt du Souffle de Dieu, au plus profond de nous-mêmes.
Il est intéressant de noter que Luther remplaçait contemplatio par tentatio qu’il ne faut pas uniquement traduire par tentation, car ce mot vient de temptatio ou du verbe temptare qui veut dire toucher, attaquer, assaillir, tenter, mettre à l’épreuve. Luther le traduisait par « Anfechtung », la vieille forme « anvechten » signifie attaquer, et pensait à la conscience inquiète, exposée aux manœuvres du Diable pour la rendre dipsikos (Jc 1, 8 ; 4, 8), schizophrène, double, légion par rapport à elle-même et ainsi l’isoler par rapport à Dieu. Cet aspect fait partie de la vie spirituelle, il s’insère dans une théologie de la croix qui nous rappelle que toute Eglise et toute théologie se trouvent toujours à l’ombre de la croix.
Spirituellement chacun a son jardin secret qui le marque. Je veux bien vous indiquer où se trouve le mien, car je sais que vous aurez du mal à ouvrir la porte... Il se trouve dans la langue danoise qui m’a bercé, qui a formée ma foi, qui m’a imprégné d’une culture religieuse, qui m’a offert des cantiques que je chante encore aujourd’hui par cœur, qui m’a donné un Grundtvig et un Kierkegaard ainsi qu’une Eglise qui a fortement contribué à façonner l’esprit de tout un peuple. Les sources de ce jardin arrosent et fécondent ma vie sur la terre de France, cette terre qui m’a littéralement exhorté, c’est-à-dire qui m’appelé à sortir de mon jardin.
Et pour terminer, écoutons de nouveau La Rochefoucauld: « L’accent du pays où l’on est né demeure dans l’esprit et dans le cœur comme dans le langage » (Maxime CCCXLII).