Denis Müller est Professeur d’éthique à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne
1. L'attitude classique de l'éthique protestante devant le capitalisme et les questions économiques
La question des liens entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, posée de manière classique par le sociologue Max Weber au début du siècle précédent, ne se pose plus dans les mêmes termes au seuil du troisième millénaire . Il en résulte en particulier l’impossibilité de réduire l’éthique protestante à une critique et/ou à une justification de l’esprit du capitalisme, pas davantage que la morale sociale catholique ne saurait s’en tenir aux efforts de reprise progressiste ou conservatrice que la thèse wébérienne a générés en son sein.
D’une part, le dossier post-wébérien a montré à l’évidence le caractère non causal et non mécanique de l’influence de l’éthique protestante sur la constitution de l’esprit du capitalisme, ainsi que la complexité, l’ambiguïté et la tendance partiellement « réductiviste » de l’hypothèse par ailleurs si féconde de Weber,
D’autre part, la compréhension même du fameux esprit du capitalisme a subi des modifications considérables, qui obligent à une réinterprétation des rapports entre les différentes formes de l’éthique sociale chrétienne et l’ensemble symbolique désigné par le terme d’esprit (Geist) et renvoyant à une attitude globale.
Nous inspirant en particulier des analyses magistrales et éclairantes de Boltanski et Chiapello, il nous faut d’abord décrire les transformations affectant l’idée même de l’esprit du capitalisme.
Chez Weber, la notion d’esprit du capitalisme est « le produit exclusif d’un intérêt religieux, à savoir du désir nourri par chaque individu de sauver son âme » . Son contenu, essentiellement éthique, fait cependant l’objet d’une rationalisation historique, qui empêche toute compréhension purement causale du passage entre l’intérêt religieux et sa traduction socio-économique.
Selon Boltanski et Chiapello, la donne contemporaine se caractérise par un paradoxe aussi étonnant que stimulant, la détérioration de la situation sociale et économique se doublant d’un renouvellement du capitalisme.
L’enjeu central de ce paradoxe résiderait, selon des deux auteurs, dans la conjonction du capitalisme et de la critique, tel qu’elle émergerait de la notion même d’esprit du capitalisme. Le capitalisme, d’un côté, se définit de manière minimale comme « une exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques », une définition nominale bien éloignée des surinterprétations idéologiques et critiques de provenance marxienne. L’accent porte en effet ici sur la dynamique formelle du capitalisme, et non sur ses contenus ou sur ses finalités. On renoue avec le caractère abstrait du capital, que Marx avait fort bien mis en évidence. Cette dynamique, soulignent Boltanski et Chiapello, crée une « inquiétude permanente » (38), forme rationalisée de l’inquiétude religieuse à la source de l’éthique protestante et de ses héritiers calvinistes et puritains.
Cette notion d’inquiétude permanente porte la trace de la tension constitutive du capitalisme : à la fois système absurde et mouvement inépuisablement créatif, le capitalisme, tel est bien son esprit et donc aussi son présupposé anthropologique, gère le désir insatiable de l’être humain sur un mode à la fois aberrant et stimulant. Les événements tragiques si vite oubliés du 11 septembre 2001 à New York et Washington illustrent à l’envi ce paradoxe : la mise en échec du système capitaliste dans ce qu’il semblait avoir de plus performant (les tours du World Trade Center et le Pentagone) fut en même temps une mise à l’épreuve et une formidable occasion de rebondissement spirituel et politique dont l’avenir va nous révéler les potentialités de transformation sans doute immenses. Le « mini-épisode » du trader Jérôme Kerviel faisant vaciller la Société générale et la société en général en 2007 n’a fait que raviver le sens des folies qui ne cessent de traverser et de menacer notre naïve rationalité économique et politique quotidienne. L’Argent symbolise à la fois notre plus grande proximité au désir élémentaire de survie et de confiance de chaque être humain et la plus folle des abstractions, incontrôlable et ingérable, un peu comme la fonte et la « destructuration » des banquises polaires.
Pour le dire autrement, la tension passe entre la logique capitaliste, inféodée à une insatiabilité illimitée, à Un Désir sans fin, et l’esprit du capitalisme, structurellement éthique et critique. L’émergence spontanée du capitalisme implique l’instauration d’un nouveau rapport moral, selon une boucle rétroactive de type systémique. L’interprétation de la vocation en termes de métier (Beruf) représente ainsi un outil normatif qui va accompagner le processus d’accumulation infinie du capital tout en lui opposant un regard critique et des limitations morales. Mais, entre ces deux extrêmes, encore faudra-t-il que nous trouvions des gués où poser nos pieds, des îlots de confort et de confiance où ressources nos puissances de création et d’aventure, nos capacités de risque et d’aventure, de poésie et d’invention, d’amour et de don.
C’est qu’en effet la rationalisation repérée si brillamment par Weber ne va pas porter des fruits aussi rationnels qu’on aurait pu le croire. Ce n’est pas par hasard qu’Albert Hirschmann remplacera l’idée de rationalisation par la dialectique des intérêts et des passions, attestant ainsi du double échec de la motivation religieuse et de l’exercice rationnel dans la domestication du désir d’insatiabilité infinie. Weber avait d’abord en vue la motivation des individus et le type de caractère moral de l’entrepreneur capitaliste post-protestant, Hirschmann est davantage sensible aux justifications en termes de cité et de bien commun. Selon Boltanski et Chiapello, l’enjeu contemporain est de mettre en relation les justifications individuelles et les justifications générales du capitalisme. Il s’agit donc aussi d’élaborer un nouvel esprit du capitalisme susceptible de déboucher sur une théorie éthique plus englobant de la justice. C’est à cela aussi que devraient s’attaquer, à mon sens, une nouvelle théologie et une nouvelle éthique de notre lien à l’Argent et donc aussi de notre usage du monde.
Boltanski et Chiapello distinguent deux types de critiques, la critique artiste et la critique sociale. Le premier concept ne surprend davantage que le second. Il fait largement référence au mouvement de mai 68, centré sur la libération, et qu’il devenu à la mode de rejeter aujourd’hui. La critique artiste vise en fait à remonter, en amont de la critique sociale, à une condition humaine libérée des contraintes capitalistes de la discipline. La relance d’une telle critique artiste repose sur trois concepts clefs : l’anomie (résultat de l’inquiétude), la libération et l’authenticité.
-L’anomie va de pair avec l’affaiblissement des normes et donc, en fin de compte, de la Loi morale elle-même. L’envers en est la montée de l’inquiétude individuelle : désormais, le sujet se voit chargé de l’intégralité du poids de son autoréalisation et de sa réussite. Dès lors, l’anomie relance la question de la libération et de l’authenticité qu’elle était censée favoriser. Je souligne l’actualité théologique et spirituelle de ce premier point : l’individualisme protestant, bien compris, n’est pas anomie et antinomisme, mais liberté structurée, orientée sur une loi de vie et de partage, et non sur une Loi de menace ou d’effroi.
-La libération a changé de sens : liée à l’origine à l’esprit du capitalisme et à son dynamisme subvertissant les attachements traditionnels, elle intègre désormais la critique du capitalisme lui-même. On a ainsi affaire à des « boucles de récupération », la dynamique capitaliste de la libération créant à la fois des formes d’oppression et la conscience de leur nécessaire critique. La libération s’avère ainsi ambivalente, hésitant entre la délivrance de l’oppression et l’émancipation par rapport à toute forme de déterminisme. La critique artiste, à la différence de la critique sociale, transcende la logique interne du capitalisme, en faisant appel à l’affranchissement de toute nécessité et donc, pourrions-nous ajouter, à une forme d’utopie. C’est l’occasion de mettre en évidence une deuxième caractéristique de la contribution protestante : l’engagement social et politique demeure superficiel, s’il ne s’appuie pas sur un appel spirituel à la gratuité, sur une essentielle conscience de la pauvreté .
-Le second esprit du capitalisme ouvre dès lors sur une critique de la massification, liant les concepts d’authenticité et d’inquiétude et faisant place à une nouvelle éthique du sujet, fondée sur une anthropologie différentielle et créative.
Ce passage à la libération et à l’authenticité a deux effets majeurs : d’une part, il redonne une signification centrale à la vie personnelle des individus. D’autre part, instaurant une distance critique par rapport à la dynamique potentiellement circulaire du capitalisme, il oblige à repenser les relations de la liberté individuelle et de la justice. Il heurte ainsi de front les préjugés cardinaux de l’utilitarisme qui domine actuellement l’idéologie du capitalisme néolibéral.
2. Sortir des limites du puritanisme
Faut-il refaire une théologie de l’argent ? Il y a un demi-siècle, Jacques Ellul s’était déjà attelé à une telle tâche, et sans doute la question posée aujourd’hui renvoie-t-elle à l’apport même du grand sociologue et théologien laïc de Bordeaux. Ellul avait souligné avec brio que les économistes ne recourent plus au concept trivial d’argent, mais que, d’autre part, l’argent est devenu pour ainsi dire le « symbole » de la « vie économique totale » . En même temps, le risque inhérent à toute « théologie de l’argent », qu’elle soit vieille ou neuve, classique ou rafraîchie, est de privilégier le pôle spirituel de la question, en distinguant la puissance spirituelle mais aliénante de Mammon et le pouvoir libérateur mais peut-être trop vague de l’Evangile. La plupart des auteurs qui se sont risqués, en protestantisme, aux aspects concrets du problème signifié par le vocabulaire de l’argent ont bien dû emprunter les détours longs et complexes d’une éthique économique articulée sur une éthique sociale et sur une anthropologie théologique (Arthur Rich) , quitte à devoir en appeler, in fine, à un renouvellement profond de la responsabilité éthique et la liberté personne de l’individu (François Dermange) .
Peut-on cependant sortir des pièges d’une éthique protestante axée avant tout sur un comportement ascétique et « puritain » ? Peut-on, sans perdre aucunement de vue la visée spirituelle d’une « théologie de l’argent », éviter le Charybde d’une célébration néolibérale du capitalisme conquérant et arrogant et le Scylla d’un repli ascétique sur les vertus d’économie et de discrétion ?
Le langage courant a tendance à assimiler l’éthique protestante au puritanisme, saisi de la manière la plus étroite et fortement caricaturale. Pourtant, la question ne relève pas seulement de la connaissance historique et des rectifications que celle-ci peut apporter à certains stéréotypes. Le protestantisme, c’est un fait, est globalement perçu par l’opinion d’une manière ambivalente, qui n’est pas sans rapport avec l’héritage puritain. Cette ambivalence peut s’expliquer par la tension, au cœur de la conscience protestante, entre la passion pour la liberté – et la créativité sociale et culturelle qui l’accompagne – et la crainte de ses débordements. Il s’agit bel et bien de repenser les rapports de la liberté et de la justice, afin d’éviter les dérapages mécaniques, de type historiciste, conduisant de l’éthique chrétienne, dans sa version protestante notamment, à l’esprit sécularisé d’un capitalisme calqué sur l’ethos puritain mal compris. Pour le dire autrement, notre rapport à l’argent est tantôt à penser sous le point de vue de la Loi, tantôt sous le point de vue de l’Evangile. A trop insister sur la gratuité du don, on en oublierait la nécessité de la bonne gestion, de la juste répartition des biens, de la saine politique économique. Inversement, l’obsession ascétique conduit à l’occultation de la générosité.
L’éthique protestante élabore sur le plan pratique l’écart symbolique constitutif qui demeure entre l’ordre de la foi et celui des œuvres. Dès l’instant où le salut est lié à la justification par la foi seule et où les œuvres sont déclarées secondes, une force de libération se dégage, avec un potentiel explosif qui n’a pas échappé aux détracteurs de la Réforme, mais qui n’a cesse de faire problème aux protestants eux-mêmes, dès les origines.
La liberté ainsi fondée est en effet par définition une liberté dangereuse; ce qu’elle déploie comme critique du moralisme peut aussi revêtir la forme d’un risque de libertinisme – c’est toujours le risque qui menace quand on oublie la connexion théologique de la Loi et de l’Evangile, de la justice et de l’amour.
La question éthique semble alors devenir presque uniquement de juguler cette puissance, de la cadrer dans des proportions acceptables. En théorie, cette question n’aurait pas dû se poser, puisque le discours théologique était censé comprendre la liberté de manière purement spirituelle, en lien avec le don objectif de la grâce divine. Mais de la théorie théologique à la réalité psychosociale, comme on sait, il y a loin. La Réforme a bien dû se mesurer au retour du refoulé. Que l’on prenne le puritanisme comme la quintessence d’un protestantisme triste ou comme le risque de l’excès du désir, dans les deux cas, il comporte une menace de désintégration interne, de dislocation de l’éthique protestante. C’est cela qui conditionne, à mon avis, une relecture plus différenciée des liens entre christianisme, puritanisme et capitalisme, relecture faisant une place plus grande aux apports d’autres courants du christianisme que le seul calvinisme. Cette tâche dépasse notre modeste propos, mais nous aimerions la signaler, afin d’en appeler à des recherches plus intenses dans ce domaine.
Progressivement, une identification vague et subtile s’est opérée entre éthique protestante et éthique puritaine. Max Weber a formulé de manière classique le lien conduisant de Luther et de Calvin à l’éthique puritaine essentiellement comprise comme ascèse intramondaine ou séculière . Par cette notion d’ascèse intramondaine, Weber entendait souligner l’ambivalence extraordinaire de l’éthique protestante; à la différence des compréhensions précédentes de l’ascèse, essentiellement monastiques, l’ascèse séculière réalise en quelque sorte l’abstinence par l’exercice de la profession, du métier; l’ascèse est engagée et productive, elle n’implique aucun retrait du monde, mais une domestica¬tion intramondaine des passions et des pulsions; elle est donc, par définition, structurante et socialisatrice. C’est à partir de cette vision, identifiant strictement éthique protestante, puritanisme et ascèse intramon¬daine que Weber a pu postuler la continuité structurelle entre protestan¬tisme et capitalisme.
Pour Weber, le protestantisme n’est pas puritain au sens d’un pieux mépris du monde, mais bien dans l’optique d’une gestion modérée et régulatrice de l’être-au-monde (nous trouvons la même insistance chez Troeltsch, dans les fameuses conclusions des Soziallehren). L’accent est placé sur la contribution positive de l’attitude ascétique, non sur son repli ou sur ses frilosités. Il en va de même pour le piétisme, qui obéit fondamentalement à une logique identique de prise en charge des réalités mondaines.
Quelles que soient les limites historiques de sa thèse, Weber a permis de retrouver un concept positif de puritanisme. À partir de lui, il n’est plus possible de considérer la relation entre le protestantisme (calviniste notamment) et le puritanisme sur le simple mode de la rupture et de l’opposition.
L’approche puritaine, loin de mener à un double langage moralisateur dans des domaines délicats comme la sexualité, a été capable d’intégrer non seulement la passion du bonheur, mais les pulsions érotiques. Certes, nous restons fondamentalement dans le domaine de l’ascétisme modéré, avec ses stratégies de contrôle individuel et social. Mais, contrairement à une idée entretenue notamment par Michel Foucault, ce contrôle n’est pas d’abord le fait d’un quadrillage social; il naît, au sein du sujet lui-même, d’une genèse proprement éthique, inscrite en un projet de devenir personnel et de quête de bonheur authentique. C’est cela qui rend possible, à mon sens, une reprise critique du rapport entre liberté, justice et esprit du capitalisme, reprise se situant aux antipodes de toute causalité de type historiciste et utilitariste.
Le rôle créatif et libérateur de l’éthique protestante, à l’instar d’autres formes d’éthiques théologiques en phase avec la modernité, consistera alors à redonner du crédit à la jouissance du monde et au désir des personnes humaines réelles, en instruisant la critique du matérialisme quantitatif et de la mondialisation réduite à son pôle économique. Mais elle doit en assumer le prix: célébrer le jeu, la jouissance (la fruitio, qu’Augustin opposait à l’usage du monde) et la créativité ad extra, dans les relations humaines, c’est aussi consentir au jeu interne d’une pluralité d’éthos et d’éthiques, qui ne seraient pas en soi et a priori menaçants pour la construction de soi. C’est entrer dans l’ordre d’une reconnaissance de la mutualité et des possibles, c’est assumer, en quelque sorte, l’érotique réglée d’un jeu pluriel d’éthiques. La mémoire du puritanisme serait donc davantage axée sur le jeu – et donc sur le différentiel de la liberté et de la justice - que sur l’ascèse et ses mécanismes de contrôle social, de normalisation et de tendance au conformisme. Un nouveau rapport au monde émerge ainsi, inséparable d’un nouveau rapport à soi, d’un travail renouvelé sur soi, dans le respect de l’autre, et donc toujours aussi sous l’égide d’une loi de vie.
Cela implique, à mon sens, que nous ne cédions pas, comme protestants, à une théologie de l’Argent qui serait d’abord et uniquement une critique de sa dimension « mamoniaque », au détriment de sa dimension diaconale, de sa valeur d’échange et de partage. Il ne suffit pas dire « le mauvais usage de l’Argent » ou la fausse présence au monde du capitalisme, il faut aussi oser dire la simple présence au monde économique, faire une sort de pari en faveur de la puissance créatrice de l’être humain, sans l’opposer d’emblée à toute idée de responsabilité.
Cette institution d’un nouveau rapport au monde, que l’éthique protestante appelle de ses vœux et de son expérience historique interne, est riche d’enseignements aussi pour tout ce qui touche au domaine économique et social. Nous touchons du doigt un autre paradoxe de l’éthos protestant. La Réforme n’a pas seulement rendu possible une attitude positive à l’égard des mécanismes économiques et de la structuration démocratique de la société, elle a aussi généré des attitudes ambivalentes de méfiance, de distance critique et de culpabilité. Une des conséquences en a été une sorte de scission mortifère entre l’idéal d’une éthique de conviction, purement déontologique et idéaliste, et les dures réalités de la vie éco¬nomique, sociale et politique. Le protestant apparaît souvent comme le représentant idéal-typique d’une éthique des vertus bourgeoises et conven-tionnelles, de l’honnêteté dans les affaires, du zèle, du travail bien fait, etc. Mais la créativité propre au monde du capital et du travail en a été effacée, affaiblie, déniée.
L’homme est aussi un magnifique créateur et initiateur de biens et de richesses, d’idées et de révolutions technologiques, de réseaux de communication et d’aventures sans filet. Refaire une théologie de l’Argent, ce serait sans doute, en 2008, conjoindre la spiritualité de la vraie pauvreté et de la dépossession, prônée par Jacques Ellul, Daniel Marguerat et Luciano Manicardi, et la célébration de l’invention technologique et des cyber-réseaux, réconcilier la pauvreté essentielle du cœur et la générosité du partage et de la communication, sans céder aux pièges symétriques de l’ascétisme triste et du bluff technologique dont parlait justement Jacques Ellul, avec ses aversions excessives contre le monde de l’image et des novations technologiques.
Une telle individualisation de l’éthos protestant a pu avoir une influence notoire sur la construction de l’espace socio-économique et politique, il n’en demeure pas moins que la complexification croissante de nos sociétés occidentales exige des régulations éthiques qui transcendent les possibilités de la simple vertu individuelle, mais ne se laissent pas non plus enfermer dans une moralisation de la réalité. Entre l’éthique de la Réforme et l’éthique moderne du travail (celle que critiquera avec une grande lucidité le philosophe André Gorz), la rupture est indéniable: « il faut oser l’Exode » . Cet Exode est-il seulement intérieur, vers le plus intime de la dépossession, comme a tendance à le rêver le nouvel ascétisme postmoderne, ou ne doit-il pas plutôt conjuguer contemplation et innovation, intimité et flexibilité cosmopolitique, concentration sur soi et éclatement nomade ? C’est sans doute bien là la question la plus difficile et la plus haletante d’une nouvelle théologie de l’Argent.
3. Compter sur soi, compter sur les autres, compter sur Dieu. L'argent n'est pas tout mais nous sommes redevables de son bon usage.
Par rapport à la perspective calviniste de l’éthique protestante, un retour sur la pensée paulinienne nous oblige à un décrochement et à un approfondissement ; Paul nous rappelle en effet que la liberté, si elle est bien mouvement vers soi et réalisation de soi tournée vers l'extérieur (émancipation), est aussi – d'abord – ouverture, accueil, dessaisissement et réceptivité. La liberté chrétienne est une liberté reçue qui se sait foncièrement obligée et qui vit d'une reconnaissance. C'est pourquoi, en perspective paulinienne, l'être humain ne sera jamais déclaré pur commencement, ou pure créativité, mais toujours pensé comme un être précédé par un appel. C'est pourquoi aussi, l'être humain ne pourra être dit sujet autonome que dans la mesure où il se sait, dans un même mouvement, sujet constitué (c'est-à-dire en catégories bibliques : appelé et nommé créature, fils adoptif (Ga 4, 5) ou héritier (Ga 4, 7).
Nous sommes dès lors invités à penser le rapport à l’argent dans le cadre plus large d’un rapport au monde, de la confrontation de la liberté des enfants de Dieu avec les contraintes et les schémas du monde qui passe (1 Co 7).
L’observance fidèle de la Loi invite l'être humain à se considérer comme un sujet autonome. En faisant simplement ce qui doit être fait, l'homme se donne la possibilité toujours séduisante de vivre de lui-même et par lui-même, oubliant l'origine de la Loi (elle vient d'un Autre) et l'origine de sa vie qu'il tient aussi d'un Autre. Dans cet oubli se donne la possibilité pour l'homme de prendre possession de lui-même et donc de s'auto-centrer en fondant sa vie et son existence sur lui-même. Parce que l'être humain reste fasciné par la recherche de son autonomie, que nous pouvons aussi comprendre ici comme autonomie financière, indépendance matérielle, il court constamment le risque de déformer sa vie par la seule insistance sur son besoin de maîtrise, oubliant par là cet autre pôle tout aussi constitutif de son humanité qu'est l'expérience de la non-maîtrise.
Or l’Argent, le Mammon de l’Ecriture sainte (Mt 6,24 ; Lc 16,13), a ceci de particulier qu’il symbolise à la fois notre volonté de maîtrise et notre plus grande servitude.
Dans la ligne tracée par Ellul il y a plus de cinquante ans, Daniel Marguerat a récemment souligné cette personnification de la Puissance de l’Argent . En le désignant comme Mammon, le Nouveau Testament donne à l’argent le nom d’une Puissance. L’opposition entre Dieu et Mammon n’est pas une dualité abstraite, mais l’indication d’une mainmise, d’une volonté de pouvoir sur la personne, son désir, son projet de maîtrise. Mammon est en fait une puissance spirituelle, dans la mesure où elle s’oppose en nous à l’Esprit même de Dieu. L’Esprit du capitalisme, en soi, est anodin et secondaire, par rapport à l’Esprit qui émane de Mammon, l’anti-Esprit par excellence.
L’Argent ainsi hypostasié est un faux dieu, une Puissance qui vise à prendre possession de nous, à l’envers de la liberté offerte dont parle l’Evangile de la grâce. Mais c’est bien cela le paradoxe le plus profond : compter sur Mammon, c’est compter sur nous, et sur nous seuls. C’est opter pour l’illusion de toute puissance, de la maîtrise sans faille, de la Possession infinie . En donnant les pleins pouvoirs à l’Argent, nous nous conférons à nous-mêmes la toute-puissance, une maîtrise sans bornes, sans limites. L’Argent n’est pas un faux dieu en tant que monnaie d’échange, qu’instrument de commerce et de partage, de justice distributive, ni même en tant que satisfaction légitime de nos besoins et de nos désirs, il ne devient un faux dieu que lorsqu’il prétend à la fois prendre la place de Dieu et nous faire croire que nous sommes nous-mêmes comme des dieux. Nous prenons Mammon pour du bon argent, dans l’exacte mesure où nous nous prenons totalement au sérieux, au détriment de l’autre, en lieu et place de Dieu. Mammon est donc à la fois l’anti-dieu et l’Homme-Dieu. Par contre, le respect de l’argent, comme moyen terme du respect de l’autre, s’inscrit dans le sens de l’obéissance à la Loi de Dieu. A force de nous concentrer sur l’opposition entre Dieu et Mammon, nous pourrions oublier que le Dieu dont il est question n’est pas que le Dieu de la grâce, du désintéressement, il est toujours aussi le Dieu qui donne la Loi, sa loi juste, bonne et sainte, pour que l’existence humaine se déroule de meilleure manière, dans un meilleur climat et dans un meilleur esprit.
Le plus difficile est de compter sur Dieu et sur les autres, afin de retrouver le juste rapport à soi, afin que nous osions à nouveau compter sur nous et faire confiance aux autres.
L’éthique protestante conjuguera donc une relation dynamique et critique entre les sources bibliques d’indignation susceptibles de motiver le nouvel esprit du capitalisme – un esprit non « mammoniaque », non possessif, tant au niveau personnel qu’au niveau structurel – et la nécessité de construire de nouveaux dispositifs de justice, par le moyen d’une éthique sociale et politique inscrite au cœur de l’espace public.
Pour éclore, un tel esprit neuf a besoin de créativité, de novation, d’aventure. L’Esprit de liberté émanant de l’Evangile vient se mêler subtilement à cette révolution des cœurs et des esprits. Telle est du moins l’offre de la spiritualité chrétienne au cœur de nos espaces citoyens de liberté et de responsabilité. Il n’y a pas que les chrétiens qui bénéficient d’une telle opportunité d’une telle grâce, mais tout homme et toute femme qui reçoivent et accueillent en eux l’Esprit de vie et de partage, de réconciliation et de renouveau.
Ainsi, la protestation contre l’oppression du capitalisme utilitariste, avec ses effets destructeurs sur la liberté, l’estime de soi, la confiance et la créativité, en appelle à une éthique sociale et spirituelle débouchant sur une reconstruction cosmopolitique du vivre-ensemble et basée sur le lien impérieux de la liberté et de la justice, du don et du service, de la grâce et de la responsabilité.
Comme nous l’avons souligné plus haut, cette synthèse de l’indignation et de la reconstruction n’a de chances d’aboutir qu’à la condition de reconnaître et de réveiller les ressources humaines du jeu et de la créativité, de la prise de risques et de l’esprit d’aventure. La bonne gestion de l’argent qui nous est confié, au sein des Eglises notamment, s’inscrit d’abord au plan d’une obéissance à la Loi et donc d’une éthique de la responsabilité. Mais sa finalité, proprement évangélique, est de permettre l’échange, la gratuité, l’accueil, la joie. Les trésoriers d’Eglise ne sont pas que des empêcheurs de tourner en rond ou des barrières contre la faillite ou le désordre, ils sont aussi des préparateurs de liberté.