C’est une parabole sur la violence. Au premier abord, tout semble relativement simple dans ce texte que nous pensons bien connaître. Comme le dit le récit, la parabole s’adresse à l’élite religieuse de l’époque et en particulier aux grands prêtres et aux pharisiens. La clef du récit semble la suivante : les guides d’Israël ont failli à leur mission, ils ont accaparé l’héritage qui doit maintenant leur être repris et donné à d’autres. C’est la mission vers les païens et l’idée que l’Eglise a remplacé la synagogue.
Mais attention ! A vouloir aller trop vite dans l’interprétation, on passe à côté du sens de la parabole. Et c’est souvent le risque de bien des paraboles trop connues.
Dans cette quête de sens, je souhaiterais approcher le texte de manière différente en le rapprochant d’un autre passage de l’Ecriture, celui du meurtre d’Abel par son frère Caïn. Car avec cet évangile, nous sommes devant un nouveau meurtre : celui du fils. Et dans l’enquête sur les motivations de ces meurtres, nous passons d’une affaire d’offrande refusée à une autre de captation d’héritage. En effet, c’est bien l’appropriation de cet héritage qui est présenté dans la parabole comme l’origine du meurtre.
Cette banale affaire de crime et de captation d’héritage concerne une vigne. Pour tous les auditeurs de l’époque, et tout spécialement ceux qui sondent les Ecritures comme les pharisiens, la vigne symbolise le peuple d’Israël et le propriétaire le Dieu d’Israël. Matthieu enfonce le clou en citant le célèbre passage du prophète Esaïe. Et dès son début, il nous déclare d’emblée que le propriétaire attendait de beaux raisins et n’en a obtenu que de mauvais. Le verdict est donné : le vignoble du Seigneur, c’est la maison d’Israël et cette vigne mérite d’être piétinée, abandonnée. Sur ce décor religieux connu, Matthieu développe une autre histoire. La vigne a eu de bons vignerons, la récolte est là et le vignoble ne mérite pas le sort que lui promet Esaïe. Tout se reporte sur les vignerons. Comme Caïn, ces vignerons sont des travailleurs de la terre. Des hommes qui par leurs compétences ont conduit la vigne à la saison des fruits. Mais ceux qui souffrent dans cette parabole, ce ne sont pas eux. Ce sont les serviteurs envoyés par le maître. Le mot grec « doulos » a une connotation négative qui se transmet dans notre langue par le mot douleur. Prophètes refusés, maltraités, lapidés…
Mais dans la multiplication des interprétations possibles, je voudrais en retenir une pour aujourd’hui en cherchant ce que représente cet héritage. Ceci nous conduit à un au-delà de la parabole.
Avec Caïn, nous savons que son nom avait été interprété par sa mère Eve comme une acquisition. En effet, Caïn vient d’un verbe qui veut dire « acquérir ».Quand Matthieu nous parle des vignerons, il indique qu’ils veulent répéter le geste du roi Achab, c’est-à-dire « acquérir » ou s’approprier ce qui est à Dieu.
Et quand Matthieu puis Paul parlent d’héritage, ils utilisent un mot grec, le seul à leur disposition (« klèros ») qui veut rarement dire héritage au sens habituel du terme mais signifie une « acquisition obtenu par tirage au sort ». En son premier sens d’ailleurs ce mot désigne les objets dont on se sert pour le tirage au sort : des petits cailloux ou des petits morceaux de bois que l’on mettait dans un casque avant de les tirer… Le sort fait référence à un pouvoir venant des dieux où l’homme en face ne peut être qu’impuissant.
Mais Paul change la situation : à l’héritage par la violence ou à celui par tirage au sort, il oppose celui selon la promesse : « vous appartenez au Christ, selon la promesse, vous êtes ses héritiers ». Ainsi, nous avons à choisir entre être héritiers selon la promesse ou par captation d’héritage.
Et c’est pourquoi loin de ne s’adresser qu’aux pharisiens, la parabole s’adresse à l’Eglise et donc à tous aujourd’hui.
Nous sommes des vignerons zélés. Nous sommes au service de l’Eglise, nous sommes pasteurs ou en charge d’autres ministères. Nous nous plaignons souvent qu’il n’y a pas assez de vignerons. On dit d’ailleurs que le militantisme est en crise même si le sentiment religieux se porte bien. Mais la pointe du récit n’est –elle pas la suivante : plus nous nous engageons, plus nous cultivons la vigne, plus nous nous y consacrons, plus nous risquons d’en faire notre bien propre, bref de nous accaparer l’héritage. Et ce qui est juste pour les personnes l’a été malheureusement plus encore dans l’histoire des Eglises. Ne disent-elles pas posséder un pouvoir qui leur vient de Dieu ? Ne disent-elles pas « conserver le bon dépôt de la foi ? » Et ce récit ne vise pas que l’Eglise et ses pasteurs. Combien de membres de nos paroisses ne disent-ils : « mon Eglise, ma paroisse, mon pasteur… ».
Ce faisant nous continuons à assassiner le fils. Nous mettons la main sur ce qui nous est promis et donné. Et Paul va encore plus loin. L’héritage, c’est nous-mêmes ! Dans la promesse, nous appartenons au Christ. Plus question de violence pour nous emparer de l’héritage. Cette violence s’arrête à la croix. Cet héritage est un don comme la Parole est un don, comme le pain et le vin de la cène sont des dons.
Ainsi, chers amis et collègues qui même dans les meilleures intentions risquez de vous emparer de l’héritage par la force, il est demandé d’être héritiers, mais héritiers selon la promesse. Telle est notre vocation.
Amen.