Pour manifester l’unité dans la diversité, le présidium de la KEP – la Conférence des Associations Pastorales d’Europe – nous propose de réfléchir chaque année sur un même passage biblique. En 2008, Christian MÖLLER, ancien professeur de Théologie Pratique de Heidelberg, a préparé des notes homilétiques sur Romains 11, 33 – 36, qui dans les Eglises d’Allemagne est l’épître de la fête de la Trinité, huit jours après Pentecôte. (Traduction en Français et notes de Thomas BRESCH.) Comme notre Cahier ne paraît que plus tard, cette méditation peut trouver un écho dans la prédication de n’importe lequel des dimanches de ce Temps de la Trinité, qui est aussi le Temps de l’Eglise.
I
Comme fête reconnue, la Trinité ne peut guère se mesurer à Pentecôte, à Pâques ou bien sûr à Noël. Cela est sans doute lié au fait que la foi en Dieu trinitaire nous pose problème. Pourtant nous sommes baptisés au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Nous commençons le culte au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit. Nous concluons liturgiquement chaque prière de psaume avec les paroles : « Gloire soit au Père et au Fils et au Saint Esprit, comme il était au commencement, maintenant et toujours, et d’éternité en éternité ». Nous connaissons certes de telles formules, mais il nous est difficile de devoir dire pourquoi notre Dieu est un Dieu trinitaire. Pour un juif et un musulman l’invocation d’un Dieu trinitaire est ce qu’il y a sûrement de plus choquant dans la foi chrétienne. Ils pensent que c’est une rechute dans le polythéisme.
Or la foi en Dieu trinitaire retient sans doute le mystère le plus interne et intérieur de la vie de Jésus et l’exprime de la façon la plus concise : il y a entre Jésus et Dieu une relation aussi intime qu’entre un père et un fils. Dans l’Evangile selon Jean, Jésus déclare : « Moi et le Père nous sommes un » (10, 30). Mais cet « être un » du Père et du Fils n’est pas un amour fermé, tourné sur lui-même, mais un espace ouvert à d’autres, ouvert de façon si accueillante qu’il y a là encore une troisième grandeur qui veille à ce que des êtres humains soient attirés dans l’unité du Père et du Fils : c’est l’Esprit Saint. Il nous attire dans le mystère de l’amour entre le Père et le Fils et permet que l’amour entre le Père et le Fils établisse sa demeure en nous.
Comment le Saint Esprit agit, nous pouvons bien le reconnaître dans les paroles de Jésus. Quand le fils perdu retourne chez son père et que celui-ci lui fait la fête, il veut que le fils aîné vienne aussi se joindre à cette fête et ne soit en aucun cas exclu. Ou quand le maître de la vigne prend de son propre bien pour payer un surplus aux ouvriers arrivés les derniers, il veut que ceux qui sont venus les premiers entrent dans la joie causée par une telle bonté, au lieu de s’en plaindre. Ou quand Jésus vient chez le pharisien et qu’une femme tombe à ses pieds, alors il veut par une comparaison amener le pharisien à être d’accord avec cette femme qui se donne de façon excessive et à la comprendre. Il importe toujours à Jésus que des tiers ne soient pas exclus mais inclus et invités à se réjouir de l’amour qui règne entre le Père et le Fils.
II
Que Dieu nous accorde, au moyen de l’épître du dimanche de la Trinité, d’être touchés par la force de l’Esprit Saint et attirés dans le mystère de l’amour entre le Père et le Fils !
« Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! En effet, qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son conseiller ? Qui lui a donné le premier, pour qu’il ait à recevoir en retour ? Tout est de lui, et par lui, et pour lui ! A lui la gloire éternellement ! Amen ».
Paul conclut ici une réflexion qu’il a menée tout au long de trois chapitres de sa Lettre aux Romains. Il est préoccupé par la question : pourquoi le peuple d’Israël, dont Paul est lui-même originaire, se refuse de croire en Jésus Christ. Pour l’apôtre c’est bien plus que n’importe quelle question intellectuelle. Elle le touche de manière décisive jusque dans la profondeur de son existence. C’est ce que nous entendons en Romains 9 : « J’ai au cœur une grande tristesse et une douleur incessante. Oui je souhaiterais être anathème, être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux de ma race selon la chair » (v 2 – 3). Est-ce qu’alors, continue de demander Paul, toutes les promesses que Dieu a faites à ce peuple sont caduques ? Est-il encore le peuple élu, la prunelle de ses yeux, s’il se refuse à croire en Jésus Christ ? Une réponse intermédiaire est donnée au début du chapitre 10 : « Frères, le vœu de mon cœur et ma prière à Dieu pour eux, c’est qu’ils soient sauvés. Car je leur rends ce témoignage qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais sans connaissance ». Mais alors Paul s’adresse à ceux qui sont venus à croire en Jésus Christ. Il ne faut en aucun cas qu’ils pensent être supérieurs à ce peuple, car Israël est la racine, les autres sont la branche greffée sur cette racine. « Sache que ce n’est pas toi qui portes la racine, mais que c’est la racine qui te porte » (11, 18).
On va ainsi de l’un à l’autre : d’une part l’apôtre met en garde contre tout orgueil face à Israël, et d’autre part il souffre profondément à cause de son peuple qui se refuse à croire en Jésus Christ. Et maintenant, à la fin de cette longue réflexion, Paul retourne ce qui l’occupe et le trouble jusqu’au plus profond en une louange des voies merveilleuses de Dieu.
III
Comment un homme, désemparé par les énigmes de sa vie et ne trouvant aucune réponse convaincante, peut-il à la fin en arriver à la louange ? Cela pose déjà question parce que normalement nous attendons une louange là où il s’agit de relever quelque chose de beau, de bon, de réussi. Mais quand l’apôtre Paul pense à Israël, à son propre peuple, il n’y a chez lui que souffrance, plainte et gémissement, parce qu’il ne peut pas comprendre l’action de Dieu. Que vient faire ici une louange ?
La même question a été posée à des juifs qui avaient survécu à Auschwitz. Ils racontaient que là-bas ils avaient chaque jour adressé et crié leur louange à Dieu, leur « hallel ». Louer Dieu, pour des juifs, c’est s’affermir en leur Dieu par-dessus les abîmes de ce monde et LE magnifier dans leur « Dieu soit loué », et par contre rendre Auschwitz petit. C’est pourquoi ces survivants d’Auschwitz revendiquent fermement cette louange de Dieu comme un droit et même une nécessité élémentaire, puisque sans elle ils n’auraient jamais pu endurer Auschwitz.
Une chose semblable arrive chez Paul, quand, s’interrogeant sur sa relation à Israël, il glorifie la profondeur de la sagesse et de la connaissance de Dieu et magnifie les jugements insondables et les voies impénétrables de Dieu. De cette façon, il remet à Dieu les énigmes insolubles de son existence et les change en mystères qui appartiennent à Dieu seul et ont une direction vers lui et par lui et jusqu’à lui.
IV
Une énigme peut être résolue et déchiffrée pour qu’elle ne soit plus une énigme. Un mystère par contre a ceci de particulier qu’il veut être gardé. Et s’il est gardé, il peut nous prendre sous sa garde. [ Jeu de mot : Geheimnis – mystère, heimbringen – ramener chez soi ]
Dietrich Bonhoeffer : « Ce que vaut une vie humaine se mesure au respect qu’elle garde devant le mystère. Un homme conserve autant de l’enfant en lui qu’il respecte le mystère. C’est pourquoi les enfants ont des yeux si ouverts et éveillés, parce qu’ils savent qu’ils sont environnés de mystère. Ils n’en ont pas encore fini avec ce monde, ils ne savent pas encore se frayer un passage et contourner les mystères comme nous le savons. Nous détruisons le mystère parce que nous sentons que nous parvenons ici à une limite de notre être, parce que nous voulons disposer de tout, en être maîtres, et c’est justement ce que nous ne pouvons pas faire avec le mystère. Le mystère nous fait peur, car nous n’y sommes pas à l’aise, car il nous parle d’une autre manière d’être que la nôtre [ Jeux de mots intraduisibles : Geheimnis – mystère, unheimlich – inquiétant, bei ihm daheim sein – y être chez soi, von einem anderen Daheim-sein reden – parler d’un autre « être chez-soi » ! ]. Mais mystère ne signifie pas simplement : ne pas savoir quelque chose. L’astre le plus lointain n’est pas le plus grand mystère, au contraire : plus quelque chose s’approche de nous et mieux nous savons quelque chose, plus mystérieux cela devient pour nous. L’homme le plus lointain n’est pas le plus grand mystère pour nous, mais bien le prochain [ der Nächste = le plus proche ]. Et son mystère ne devient pas moindre par le savoir que nous en avons ; mais quand il nous est proche il devient toujours plus mystérieux pour nous. Le savoir ne supprime pas le mystère, mais il l’approfondit. Que l’autre m’est si proche, voilà le plus grand mystère ». (Prédication sur I Cor. 2, 6 – 10, le dimanche de la Trinité 1934, à Londres)
La foi en Dieu trinitaire aide à garder le mystère de Dieu, à l’adorer et ainsi à être touché par ce mystère. Pour Paul il se passe encore davantage dans la louange : il change les énigmes de son existence, qui le pressent, en la louange du Dieu trinitaire. Alors les énigmes de son existence prennent une forme nouvelle : celle du mystère qui règne entre le Père et le Fils en tant que mystère d’amour. Par la louange l’Esprit Saint attire l’apôtre dans ce mystère et donne aux énigmes insondables un visage nouveau et un nouveau langage rempli d’espérance : « Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. A lui la gloire éternellement ! »
V
Pourquoi un homme doit-il souffrir à l’extrême et est-il arraché du milieu de sa vie par une tumeur terrible, sans que personne ne puisse l’aider ? Pourquoi un enfant est-il ravi à une mère par la mort, et elle ne peut qu’élever à bout de force ses mains vers le ciel et demander : ô Dieu ? Pourquoi deux êtres humains en arrivent-ils à se combattre si cruellement jusqu’au sang, au point que la vie de l’un et de l’autre devient un enfer ? Pourquoi quelqu’un fait-il tant de surplace dans ses études et ne voit plus aucun avenir devant lui, sinon un trou noir ? Pourquoi une femme ne peut-elle pas dire adieu à son mari, ni lui adresser une parole de réconciliation, quand il meurt si subitement ?
Ces énigmes vont peser sur l’âme de bien des hommes comme de grandes meules. Et ils les traînent au long de leur vie, s’épuisant de plus en plus, parce qu’ils ne reçoivent aucune réponse à ces « pourquoi » incompréhensibles.
L’apôtre Paul ne reçoit pas non plus de réponse à la question pressante sur l’endurcissement d’Israël. Il a beau réfléchir et relire les Ecritures de l’Ancien Testament, il n’en trouve pas. Le chemin que suit Paul avec la question et l’énigme de son existence est un autre : il passe à la louange de Dieu, d’un Dieu dont nous ne pourrons pas sonder la profondeur de la sagesse et de la connaissance. Aussi devons-nous dire : « Que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables ! » Chez Paul ce n’est pas une parole résignée, mais c’est le chemin où il en arrive à magnifier Dieu au-dessus des abîmes de son existence. Il veut s’affermir en la grandeur du mystère de Dieu. C’est ainsi que les énigmes, qui menacent de le faire tomber dans le désespoir, se changent pour Paul en mystères qui le ramènent dans le mystère de l’amour entre le Père et le Fils. La force qui, dans le langage de la louange, l’attire et le reconduit, est le Saint Esprit. [ Nouveaux jeux de mots : Geheimnis, heimziehen, heimholen ]
VI
A tous ceux dont les énigmes de leur vie pèsent sur l’âme comme une meule, j’adresse cette louange de l’apôtre et je vous prie d’examiner avec soin si vous ne pouvez pas unir vos voix à la louange du Dieu trinitaire, afin que ce qui vous écrase ou vous accable devienne une part du mystère de la grandeur insondable de Dieu et de son amour incompréhensible, d’où viennent et vers où mènent tous les chemins :
« Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! (…) Tout est de lui, et par lui, et pour lui ! A lui la gloire éternellement ! Amen ».